SÉBASTIEN BAUD /
Sébastien Baud, Chercheur associé, Institut d’ethnologie, Université de Neuchâtel et IFEA, Lima Pérou

Correspondance :
Sébastien Baud
Chercheur associé
8, rue du Noyer, F-68480 Wolschwiller
sebastien.baud@unine.ch

Résumé

Dans cet article, je présente et analyse le paysage chamanique péruvien internationalisé et façonné par ce que j’appelle des « réappropriations chamaniques ». Ces dernières sont le fruit de rencontres entre nouvelles spiritualités européennes, sud et nord-américaines et néochamanismes locaux, entre celles et ceux qui voyagent à la rencontre de leurs chamanes et ces derniers. Ce paysage en devenir est attesté depuis une époque ancienne – je ne me hasarderai pas ici à donner une date –, comme en témoigne la circulation de plantes rituelles, médicinales et psychotropes et des noms qui les désignent. Autrement dit, ce que d’aucuns appellent le « tourisme chamanique » n’est pas à l’origine, mais participe d’un processus diffus. Pour le montrer, j’appuie mon propos sur une description de l’ayahuasca, cette plante psychotrope emblématique de ce paysage, puis celle du chamanisme awajun (famille linguistique jivaro, Pérou), peu familier, comparativement à d’autres, des « festivals chamaniques » et autres rituels « bricolés » organisés en Amérique ou en Europe. Enfin, j’aborde la rencontre et son intelligence, à travers un essai de compréhension de ce qui se joue dans l’expérience psychotrope des « modernes ».

Mots-clés : nouvelles spiritualités, néochamanismes, Pérou, Awajun (fam. ling. jivaro), ayahuasca, voyage, réappropriations

Modern psychoactive experiences
The development of an internationalized Peruvian neo-shamanism

Abstract

In this paper, I analyze the internationalized Peruvian shamanic landscape, a landscape shaped today by what I call “neo-shamanic appropriations”. These are the result of meetings between new age and local shamanisms, between European, South and North American travelers and shamans. However, the Peruvian shamanic landscape is older – I wouldn’t want to make an estimate – as evidenced by the sharing of ritual, medicinal and psychotropic plants, and the names of those plants. In other words, the so-called “shamanic tourism” does not cause but contribute to a diffuse process. To show this, I support my analysis with the following descriptions: first, a psychotropic plant (ayahuasca) and its usages ; second, the Awajun shamanism (Jivaro linguistic family, Peru) ; third, the shamanic festivals and other unusual rituals organized in America or Europe. Finally, I discuss the encounter and its intelligence, through the understanding of what is playing out in modern psychoactive experiences.

Keywords: new age, neo-shamanism, tourism, Peru, Awajun, ayahuasca, journey, appropriations

Reapropiaciones mutuas
Ayahuasca y (neo) chamanismo peruano internacionalizado

Resumen

En este artículo analizo el paisaje chamánico peruano, internacionalizado y modelado por lo que llamo « reapropiaciones chamánicas ». Estas últimas son hoy día fruto del encuentro entre nuevas espiritualidades europeas, sur y norteamericanas y (neo) chamanismos locales, entre viajeros y chamanes. Sin embargo, hay testimonios de este paisaje en devenir desde una época antigua – no me arriesgaré aquí a dar una fecha –, como lo demuestra la circulación en Suramérica de plantas rituales, medicinales y psicotrópicas y los nombres con las que se las designa. Dicho de otra manera, lo que algunos llaman « el turismo chamánico » no está en el origen, sino que participa de un proceso difuso. Para demostrarlo, apoyo mis afirmaciones en una descripción de la ayahuasca, planta psicotrópica emblemática de este paisaje ; del chamanismo awajun (familia lingüística jíbaro, Perú) ; y de « festivales chamánicos » y otros rituales «montados» que se organizan en América o en Europa. Finalmente, me refiero al encuentro y su inteligencia, a través de un ensayo de comprensión de lo que ocurre en la experiencia psicotrópica de los «modernos».

Palabras clave: nuevas espiritualidades, (neo) chamanismos, Perú, awajun (fam. ling. jíbaro), ayahuasca, viaje, reapropiaciones

L’attrait des « modernes »[1] (Latour, 1991) pour l’ayahuasca a favorisé la recherche d’autres substances psychotropes, dont les noms véhiculaires deviennent autant d’objets fascinants de la littérature psychédélique. C’est le cas du cimora : les populations du nord-ouest du Pérou désignent par ce terme diverses plantes, dont des Iresine spp. et Sanchezia spp., Coleus sp., Acalypha sp., Alternanthera sp., Euphorbia cotinifolia et Echinopsis pachanoi[2] (Friedberg, 1963 ; Davis, 1983 ; De Feo, 2003). Celles-ci sont différenciées par quelques noms, d’animaux notamment : ours, taureau, chien de chasse, etc. Ces mêmes qualificatifs sont accolés aux maïque – Agarista albiflora (Freidberg, 1963) ou Gaultheria reticulata (Bussmann, Glenn et Sharon, 2008) – et aux misha, nom donné à divers Brugmansia spp. à Huancabamba et Ayabaca (Andes nord-péruviennes) et connus comme maikua (ou baikua) dans les langues jivaro voisines.

La parenté phonétique de ce dernier avec le mot maïque témoigne d’une circulation des termes – de leur variabilité dans le temps et l’espace – en parallèle (sans être identique) à celle des plantes. La présence de graines amazoniennes sur les marchés contemporains de « remèdes traditionnels » comme dans les tombes préhispaniques autour de Pachacamac, sur la côte centrale du Pérou l’illustre également :

En los llanos desde Chancay abajo la chicha que ofrecen a las huacas [wak’a] se llama yale, y se hace de zora mezclada con maíz mascado y le echan polvos de ishpingo ; hácenla muy fuerte y espesa, y después de haber echado sobre la huaca lo que les parece, beben la demas los hechiceros, y les vuelve como locos (Arriaga [1621], dans Eeckhout, 2004)[3].

Parmi ces plantes ajoutées à la bière de maïs (chicha) pour en potentialiser les effets, une boisson aussi appelée huarhuar[4], je citerai les fleurs de chaminku (Datura stramonium ; Reinburg, 1921), les graines de willka (ou vilca ; Anadenanthera colubrina) et celles d’ishpingo données dans l’extrait ci-avant de la extirpación de la idolatría en el Piru. Si ce dernier terme est le nom donné en espagnol local à des Lauraceae (Nectandra spp. et Ocotea spp.), son homonyme awajun (ishpig) note Guarea macrophylla. Est-ce l’ishpingo legitimo mentionné par Claudine Friedberg (1963), voire le fameux ulluchu représenté dans l’iconographie mochica (Bussmann et Sharon, 2009) et dont le fruit coiffe quelques prêtres (ou chamanes) suçotant la coca ?

Comme cimora, un vocable qui ne désigne probablement pas une espèce (ou un genre) botanique mais « une qualité, celle de se transformer » (Friedberg, 1963, p. 383), ishpingo et chaminku sont d’abord un emprunt au quechua parlé à Chachapoyas shapinku et au sens qui lui est donné, à savoir « fantôme, esprit, démon » (Taylor, 2006). Son équivalent cuzquénien, d’après le Vocabulaire quechua anonyme de 1586 (Taylor, 2000, p.20), est supay, substantif à partir duquel est formé le verbe supayya-, « se transformer en supay » : « devenir un mort, une ombre, un fantôme » (Taylor, 2000, p.20).

Chez les Chébero (famille linguistique cahuapana[5]), qui habitaient entre les fleuves Marañón et Huallaga, voisins des Awajun donc, les Brugmansia spp. utilisés pour se rendre invisible et aller sous l’eau à la rencontre d’un parent décédé étaient appelés campana supaya (Steward et Métraux, 1946), « la fleur qui rend tel un supay »[6]. En d’autres termes, comme l’ayahuasca abordé plus bas, campana supayya permet d’adopter une perspective différente (sur le monde) par une rupture ontologique. Elle permet de « sortir de son propre corps pour emprunter un instant le regard de l’autre » (Lenaerts, 2006, p.133). C’est là la métamorphose passagère et dangereuse d’un être humain, qui doit prendre le risque de cesser de l’être pour « personnifier, prendre le point de vue […] de celui qui doit être connu […] pour répondre de façon intelligente à la question du pourquoi » (Viveiros de Castro, 2009, p.37 ; à propos des chamanes amérindiens d’Amazonie). C’est là un mode de connaissance fondé non sur la « distanciation », mais sur une « intimité qui envisage, dans un même ensemble, le monde comme un système d’interrelations » (Navet, 2007, p.342).

Cette question du « pourquoi » et le moyen mis en œuvre pour y répondre – prendre le risque de « devenir autre », se transformer pour voyager « en esprit » – sont à l’origine du voyage (« en chair et en os ») entrepris par des « modernes » à la rencontre de leur chamane. Cette « pérégrination sacrée » (Renan, 1880), ce « cheminement spirituel »[7] (Ghasarian, 2006) s’inscrit dans un contexte, produit de la circulation des remèdes, des noms qui les désignent et des personnes qui en font usage. Elle suppose l’existence de plantes dont l’absorption induit un décentrement du regard sur soi et sur le monde. Une transe. Elle implique l’adoption d’une perspective autre – celle de l’observateur à la rencontre d’une ombre personnelle (au sens que lui a donné C. G. Jung selon la littérature relative aux nouvelles spiritualités[8]), celle du chamane amérindien dans un questionnement existentiel ou une démarche thérapeutique, voire celle de la plante ou de l’animal dans un perspectivisme très amazonien (Viveiros de Castro, 2009).

Parmi ces objets propres à désaltérer[9], il y a l’ayahuasca, tout à la fois plante, breuvage, vocable et signifiant. Objet anthropologique témoignant de la circulation des pratiques spirituelles et thérapeutiques d’origine amazonienne, l’ayahuasca et ses usages ont été hissés au rang de spiritualité au même titre que les pratiques des Indiens des plaines nord-américaines, dont les Lakota – leur hutte à sudation et ses chants – sont les plus illustres représentants dans la littérature susmentionnée. Le port d’une coiffe en plumes d’aigles par Harlyn Geronimo – insolite pour un Apache –, invité par Corine Sombrun, « écrivaine-voyageuse » et « chamane », à la 25e heure du livre, au Mans (2015), l’illustre. Celle-ci autorisait le public à le reconnaître doublement comme Amérindien et médecine-man (ou chamane), venu parler de la « Voie rouge ».

Ayahuasca est un terme magique propre à opposer avec passion les « modernes » entre eux (Baud, 2015a), voire chanté comme dans le morceau homonyme de Lilith duo & drums, extrait de Shamanes, « album organique et polymorphe, (qui) déborde encore largement du jazz, mais y est accroché par la même quête profonde de spiritualité, de rythme et de liberté »[10]. Il est aussi un terme associé à des lieux rituels emblématiques, « épicentres d’un champ dont le balisage et la localisation se jouent et se diffusent grâce à un va-et-vient constant entre infrastructures d’accueil, usagers, spécialistes, et leur présentation dans le cyberespace du web » (Losonczy et Mesturini, 2011, p.93).

Aussi dans cet article, je souhaite confronter pratiques et discours, observés et entendus en ces lieux et d’autres : en France et en Suisses lors de conférences ou de « stages de développement personnel » ; en Équateur et au Pérou, dans des « centres chamaniques », à la périphérie des villes amazoniennes, accueillant des adeptes des médecines alternatives et des nouvelles spiritualités européennes, sud et nord-américaines ; dans des bus reliant les principales villes de ces pays, auprès de routards (ou backpackers) ; ici et là enfin, auprès de chamanes amérindiens, métis et euro-américains, chez eux ou en voyage, et de leurs hôtes[11]. Les entretiens réalisés, parfois de simples discussions, datent pour les premiers de 1998.

Dans cet article, il est donc question de rencontres entre des personnes, et des façons dont les unes et les autres adoptent pratiques et discours d’un ailleurs. Quatre parties en forment le développement. Dans la première, afin d’introduire mon propos, je présente l’ayahuasca : quel est cet objet dont le nom a été mentionné dans la plupart des journaux et autres médias publiés ou diffusés en Europe et en Amérique du Nord ? Dans le deuxième, je reviens sur les pratiques awajun de médiation (fam. ling. jivaro ; société amérindienne localisée sur le Haut Marañón et ses principaux affluents, en Amazonie péruvienne[12]), pour interroger la polysémie du terme « chamane ». Dans la troisième partie, j’aborde les raisons du voyage en Amazonie des « modernes » et leurs transes. Enfin dans la quatrième, à partir de la présentation de pratiques « bricolées », je considère le paysage chamanique péruvien internationalisé comme un exemple emblématique des réappropriations mutuelles qui caractérisent les nouvelles spiritualités issues de la globalisation.

L’Ayahuasca

Le témoignage le plus ancien de l’utilisation à des fins divinatoires d’une « décoction d’herbes amères », appelée ayaguasca, date à ma connaissance des missions jésuites sur le Bas Marañón entre 1638 et 1768 (Chantre, 1901). Il faudra attendre les travaux de Spruce[13] (mi XIXe siècle) pour une première détermination botanique de cette Malpighiaceae lianescente qui entre dans une « boisson toxique » qu’il appelle caapi[14]. Ayahuasca, caapi, mais aussi yajé, sont trois appellations véhiculaires, dont l’origine et l’étymologie sont passablement discutées. Elles se retrouvent sous des formes variées dans les langues amérindiennes, laissant penser que la liane, sa préparation et ses usages ont fait l’objet d’échanges nombreux et anciens. Celui d’ingérer une préparation à base des seuls tronçons de Banisteriopsis caapi était probablement le plus répandu ; usage qui passe presque inaperçu aujourd’hui tant les littératures scientifique non ethnographique et grand public insistent sur l’idée « géniale » d’une synergie entre deux plantes (cf. ci-dessous).

Le terme caapi est donné comme de langue tupi, avec le sens de « petite feuille, herbe fine » (Clara Novaes, com. pers.), « de la forêt »[15] (Eric Navet, com. pers.), voire « rendre courageux » ou « feuilles pour exhaler », c’est-à-dire « pour rendre tel un esprit » (Naranjo, dans Luna, 1986). Cette dernière traduction n’est pas sans rappeler celle du terme gaxpí, en usage parmi les Desana (fleuve Vaupés), littéralement l’effet qui résulte de l’absorption de la plante et implique le dépassement d’un seuil, à savoir l’« extase » (Reichel-Dolmatoff, 1973). D’ailleurs, un lien est à faire entre le mot yajé utilisé en Équateur et Colombie et le terme ye’e, disant dans les langues tukano le chamane et le jaguar, en lequel il se transforme alors qu’il est ivre de la plante (ye’e maxsa uári, littéralement « payé-gens-passer d’un endroit à l’autre » ; Reichel-Dolmatoff, 1973).

Le terme ayahuasca en usage au Pérou est composé de deux mots quechua : huasca est la corde, parfois la liane. Le second, aya, évoque aussi bien le cadavre, parfois le mort (Taylor, 2006), que les notions de piquant et d’amertume dans les langues quechua parlé sur les berges du Huallaga (Taylor, 2006) et du Napo (Reinburg, 1921 ; Tessman, dans Friedberg, 1965). Si dans son acceptation la plus commune, l’ayahuasca est la « liane des morts » ou « des esprits », d’autres traductions sont possibles, comme « liane avec une âme » (Highpine, 2012)[16] et « liane amère »[17].

Plusieurs plantes peuvent lui être associées lors de la préparation, dont deux sont citées de façon récurrente pour « renforcer », « intensifier » et « prolonger » les visions aux « couleurs éclatantes » provoquées par le breuvage enivrant (Schultes, 1982). L’une, c’est Psychotria viridis, appelé au Pérou et dans la littérature psychédélique chacruna (du quechua chaqru-, « mélanger »). Ses feuilles « colorent » les visions. Pratique récente chez les Machiguenga (Shepard, 2005), l’arbuste est selon eux à l’origine des visions effrayantes de serpents, considérés ailleurs comme la « mère » de la liane, ce qui souligne la complexité de toute analyse. L’autre, c’est Diplopterys cabrerana[18], dite oco-yajé (oko, « eau » dans les langues tukano) et chagropanga (de chaqru- et panga, « feuille » en quechua) en espagnol local.

Les Awajun désignent cette dernière par le terme yaji, à rapprocher de (yajé et de) l’adverbe yaja, « à côté de, autre part ». Selon eux, le mélange fait « passer d’un endroit à l’autre », précisément à cet espace (nayaim) où « surgit le film » (Walter, tsuajatin, communauté de Nazareth). Celui-ci est appelé datem ukuijamu, « ayahuasca concentré », datem wainmatai – de wainmat, « voir ce qui est invisible » ou « sans bruit » (bitag), c’est-à-dire la sorcellerie (tunchi) – ou encore datem iwishnu umutai, « que boivent les chamanes », puisque son absorption était réservée à ces derniers, toujours des hommes. D’après les récits awajun entendus, le savoir chamanique vient de Tsugki, une famille d’esprits qui mènent, sous la surface de l’eau, rivières et lagunes, une existence matérielle et sociale à l’image de celle des êtres humains. Il vient aussi des Kukama (fam. ling. tupi, habitant entre les fleuves Marañón et Ucayali ; voisins des Chébero), admirés aujourd’hui encore pour leur maîtrise des voyages subaquatiques (Marcos, iwishin, Santa Maria de Nieva ; Alexandre Surrallés, com. pers.).

Chamane(s) awajun

Au sein de la société awajun[19], les qualités requises pour « chamaniser » ne sont pas sensiblement différentes de celles que tout adulte doit, dans l’idéal, posséder – disons que les spécialistes les exaltent au bénéfice de leur parentèle, voire d’un réseau d’alliances et de conflits plus étendu. Parmi ces qualités, je citerai la maîtrise du souffle comme moyen d’action sur les corps, celle du chant (anen) comme modalité de communication avec les non-humains, la familiarité avec les plantes et la capacité visionnaire. Si les anen structurent l’expérience intérieure des femmes qui, après avoir inhalé le jus extrait d’une ou deux feuilles de tabac, les modulent à l’attention de Nugkui[20], quelques anciens sont réputés capables du mayaijamu, de produire une inspiration longue et prédictive du succès (d’une entreprise, d’une cure par exemple) ; d’autres de l’umpuajamu, un souffle qui chasse la honte (datsan) ou l’effroi (daput). D’autres encore sont dupayai tsuajatin, phytothérapeute, ou pasuk, terme désignant le devin, toujours un homme, précisément « celui qui est possédé par un esprit (pasuk) ».

Ces présences singulières au monde supposent un « devenir » partagé, c’est-à-dire l’expérience d’un même processus de construction de soi. Par le passé, plus rarement aujourd’hui, filles et garçons allaient en quête d’Ajutap, de cette ombre ou intériorité culturelle dotée d’une force vitale animatrice qui s’échappe du cadavre au cours des trois premières nuits suivant le décès. Plusieurs chemins sont possibles. L’un profite de la mort de l’aïeul et demande (d’avoir le courage) de veiller à proximité de la tombe (Baud, 2011b). Un autre est de boire une préparation psychotrope : le datem (Banisteriopsis caapi) au cours d’un rituel collectif ; le tsaag (le tabac, Nicotiana tabacum) ou le baikua (Brugmansia suaveolens) lors d’une retraite solitaire, le plus souvent près d’une cascade, dont le bruit continu marque la rupture d’avec toute communication sociale.

Quel que soit le « chemin de la connaissance » (jinti wainbau) du monde des esprits emprunté, Ajutap apparaît terrifiant. Son arrivée est accompagnée d’éclairs et du tonnerre, le vent se lève et un cri redoutable est entendu. Si la personne sublime sa frayeur et frappe à l’aide d’un bâton (payag)[21] ce qui se dresse devant elle, quelques feuilles mortes soulevées par le vent, un boa géant ou un jaguar « en miniature », alors la manifestation s’évanouit, remplacée par la vision apaisée d’une personne bienveillante dans le sommeil qui s’ensuit. En d’autres termes, tout commence par une « ivresse », une « danse » – nampeamu en awajun, terme dérivé de nampet (« être ivre, danser », to be intoxicated, Brown, 1978) et utilisé pour décrire aussi bien les effets de la bière de manioc que celui des plantes psychotropes. Cela dit, si les effets sont semblables, boire le nijamanch, acte collectif, est une expression de la sociabilité awajun. Il évoque le plaisir, à l’opposé du psychotrope, caractérisé par son absence et vécu comme une contrainte qui renvoie toujours à la solitude et à l’éprouvé d’une certaine détresse, nécessaire pour construire l’échange avec Ajutap.

L’énoncé reçu et intériorisé ensuite est synonyme d’une modification qualitative du sens de soi. Jusqu’au milieu du XXe siècle, il était à l’origine d’un puissant sentiment propre à engendrer une destinée exemplaire, celle de guerrier (maanin) ou de chamane (iwishin) notamment. Dans ce passé comme aujourd’hui, la rencontre spirituelle, très valorisée socialement, était et est source d’une vie marquée par l’abondance. Le visionnaire (waimaku) – celui « qui possède un rêve » (kajintin) – est reconnu comme une personne accomplie et courageuse (kakajam). Pour qui a bu le datem mélangé au yaji, la « vision-pouvoir » apparaît comme une lumière brillante dans le cœur (anentai), siège de la pensée (anentaimat).

Pareillement, le chamane est celui qui perçoit, après s’être enivré de ce datem ukuijamu, les petites fléchettes lumineuses (tsentsak)[22] sous l’opacité de la peau et dans les cas qui relèvent de ses compétences procède à l’extraction de ces objets pathogènes. La cure débute après le coucher du soleil. Avant de boire l’ayahuasca, le chamane crachote sur sa poitrine le breuvage préalablement mis en bouche « pour se cacher (du sorcier) » ; puis avec force, à droite et à gauche, afin que ses esprits auxiliaires (pasuk) perçoivent l’arôme du breuvage. Si aucun son de tumag (arc musical) n’accompagne le crescendo de l’ivresse, comme dans d’autres groupes jivaro, un bourdonnement intérieur est dit être ouï. Il est la vibration qu’émettent les tsentsak « réveillées » et « prêtes » à blesser.

Dans cette logique, l’iwishin agite en rythme un hochet fait de feuilles[23], manière d’affaiblir et d’étourdir les fléchettes ennemies, tout comme le fait d’ailleurs la fumée du tabac soufflée sur le corps. Leur extraction par la technique classique de la succion est précédée d’un très long chant. Dans celui-ci, le chamane évoque la présence de ses esprits auxiliaires, dont Tsugki ou le jaguar. Il décrit ses métamorphoses et voyages « en esprit » sur le dos du caïman, « plongeant » à la découverte de mondes subaquatiques. Il affirme sa force et son invincibilité. Dans la société awajun, la cure chamanique est une lutte contre le sorcier (et ses pasuk), lequel ne se distingue du chamane que d’un point de vue émique[24]. En d’autres termes, la cure établit des corrélations entre différents points de vue qui s’affrontent (Carneiro da Cunha, 1998).

En l’absence de chamane, les personnes ont recours à une variété locale de Brugmansia suaveloens, appelé bikut, pour déterminer la nature de la maladie, parfois aussi en guérir.

Tu récoltes quelques feuilles du bikut et les roules pour en extraire le jus que tu frottes sur ton visage, juste avant de dormir. Si tu vis en couple, tu dois te coucher seul. Dans ton sommeil, vient alors le médecin, l’esprit de la plante (bikuti aentsi) : « Oyé, réveille-toi, réveille-toi ! » Tu te réveilles alors dans ton rêve, car tu dors toujours. « Regarde, tu as cette douleur pour cette raison. » C’est comme une consultation. « Bois bikut ! » « Bois telle plante ! » La feuille seule t’a ausculté et t’a dit quoi faire. Walter (tsuajatin, Nazareth)

Dans la pharmacopée awajun, parmi les plantes râpées, macérées ou cuisinées, une variété de pijipig (Cyperus sp.), appelée kupina umutai, et un gingembre (Zingiber officinale), appelé tunchi ajeg, sont réputés posséder des propriétés étonnamment psychotropes, fonctionnant à la manière des Brugmansia : leur esprit apparaît au malade dans le rêve qui suit la consommation de leurs rhizomes broyés dans un peu d’eau et effectue la cure, en cas de fracture pour la première, de sorcellerie pour le second[25]. Ces trois plantes poussent généralement à proximité de la maison du tsuajatin, « celui qui possède le tsuak », le remède végétal[26].

Comme l’iwishin, celui qui souhaite devenir tsuajatin boit sous l’autorité d’un aîné, macérations et décoctions de plantes psychotropes pendant quatre ou cinq jours, une expérience qu’il répétera trois ou quatre fois, laissant un mois entre chaque session. Au cours de cette période, la personne observe rigoureusement de nombreux interdits alimentaires dans le dessein de substituer à la douceur supposée de l’organisme l’amertume (yapau) des végétaux, dans celui de se transformer (yapajinat), c’est-à-dire de « devenir autre ». D’ailleurs, lors de la cure, pour réveiller ces mêmes plantes endormies dans son corps, la personne tapote de ses doigts trempés dans le breuvage le sommet du crâne, considéré comme le lieu par lequel entrent la force du soleil et l’ivresse psychotrope (nampeamu) – là où les cheveux dessinent un tourbillon (epemush, terme dont le sens premier désigne la feuille sèche qui sert à couvrir l’ichinak dans laquelle fermente le manioc, cette autre transformation).

L’importance accordée aux plantes rituelles, médicinales et psychotropes est évidente dans ces exemples. Données ou vendues, celles-ci passent de jardin en jardin, les rhizomes et boutures étant enfouis dans la terre avec soin (à jeun, sexuellement abstinent), dans un lieu tranquille (protégé des jeunes enfants et des animaux) et à l’abri des grands arbres de la forêt auprès desquels les plantes acquièrent leur puissance thérapeutique et animatrice. Les caractéristiques – traits morphologiques permettant de les reconnaître et de les distinguer, parfums, saveurs et propriétés – que les Awajun leur prêtent sont le fait d’un savoir qui se transmet, d’une mémoire. Aussi, leur description et leur connaissance tiennent d’une familiarisation réciproque, corrélative d’une consommation répétée, si bien qu’en cas de danger, comme le dit Isabel (tsuajatin, communauté de Nazareth),

La plante te prévient. De même, si tu es préoccupé, l’esprit du bikut vient alors et te raconte [ce qui va advenir]. À ton réveil, tu demandes : « Quelqu’un est-il venu pendant mon sommeil ? » « Non » te disent-ils. C’était la plante, cette plante qui vit à côté de ta maison, cette plante que tu as dans ton corps.

Du voyage à la transe

Selon une pensée diffuse au sein des nouvelles spiritualités, les chamanes amérindiens sont, « après des millénaires d’occupation de la forêt tropicale, les grands spécialistes de la pharmacologie de la conscience » (Luna, 1992, p.19)[27]. Ils sont la figure d’un idéal propre non seulement à renouveler des formes symboliques considérées à tort ou à raison comme essoufflées, mais aussi à préserver les équilibres fragiles que les êtres humains, individuellement et collectivement, entretiennent avec leurs environnements humains et non-humains.

Pour les « modernes » qui se rendent en Amazonie dans une logique « de responsabilité individuelle dans [leur] relation à soi et à la nature » (Ghasarian, 2006, p.150), la spécificité des pratiques rencontrées est le recours à des plantes « enseignantes », « sacrées », de « pouvoir », à « propriétaire » (c’est-à-dire dotées d’un esprit) et préparées de manière à être ingérées. La plus recherchée est l’ayahuasca, dont il existe un ersatz (le tabac), un analogue (au mélange, Peganum harmala et Mimosa hostilis), voire une rivale « en pleine ascension dans les esprits de gens » (Juan Gonzales, com. pers.) : la sauge des devins (Salvia divinorum) venue du Mexique[28]. L’ayahuasca doit cette place dans les représentations néochamaniques des moyens d’accès au voyage intérieur ou « en esprit », et à sa maniabilité, et aux images produites, décrites comme « mystiques » et « habitées »[29], tout comme l’est dans les discours la forêt, un monde où se mêlent divinités, esprits et ancêtres. Par contraste, le « monde moderne » apparaît à ces voyageurs « vieux et désenchanté » (Okakura, 2000).

« Entrer dans la forêt » pour les « modernes » – nouveaux acteurs d’un réseau maillé de savoirs et savoir-faire culturellement différenciés –, c’est donc se confronter à des plantes qui ouvrent « les portes de la perception » (Huxley, 1995) et favorisent une introspection[30]… pour répondre à la question du « pourquoi ». « Entrer dans la forêt », située du côté d’une nature « sauvage »[31] à la fois menace et recours (Baud, 2014a), c’est franchir un seuil. C’est se confronter aux schèmes de scenarii initiatiques, celui des contes ou des œuvres d’Hayao Miyazaki par exemple, et à leurs personnages appréhendés comme autant de guides dans un « travail chamanique » envisagé comme une « voie de développement spirituel » (Ghasarian, 2006, p.142).

La participation des personnes aux nouvelles formes ritualisées de mise en scène, observées non seulement en Amazonie, mais aussi en Europe, dans ses forêts et ses appartements (Baud, 2014a), leur permet d’éprouver une « expérience spirituelle directe » (Ghasarian, 2010, p.289) ou une métamorphose ontologique (Baud, 2016). Pour la décrire, les personnes rencontrées ont souvent recours à l’expression (de Romain Rolland) de « sensation océanique », comme si elles étaient « prises dans le tourbillon des vagues », de celles qui vous submergent après avoir bu la décoction du datem selon les propos de Fermin (iwishin, Nuevo Horizonte) ou de celles qui vous « suffoquent d’images » (gohóri, proche de gohsisé, « reflet, aura » ; Reichel-Dolmatoff, 1974). Pendant un bref instant, l’intellectualisation est impossible, puis très vite se manifeste le besoin de « respirer », de sortir la tête hors de l’eau, c’est-à-dire de comprendre.

Soudainement désorientées, les personnes ivres de l’ayahuasca vivent en effet un effondrement des structures habituelles de leur être au monde, de ce qui confère au « moi » identité et consistance. Elles n’ont plus prise sur leur environnement, ce qui ne va pas sans angoisse, ce sentiment éprouvé par chacun lorsqu’il est confronté au vide, à l’absence, à la mort : la sienne bien sûr. L’expérience psychotrope – l’absorption d’une plante « qui rend tel un esprit » – n’est-elle pas une manière de prendre un risque ? De « jouer son existence contre la mort pour donner sens et valeur à sa vie » ? Cette formulation de l’expérience empruntée à David Le Breton (2012, p.255), bien souvent présente dans les discours, en appelle une autre, tout aussi répétée : « à condition de consentir à ce dépaysement radical et effrayant » (Hulin, 2008), à un abandon, un lâcher-prise qui amènera la personne à avoir le sentiment d’être « sauvée », soutenue alors qu’elle s’approche dangereusement du fond de l’abîme.

Mise en œuvre dans et par le corps, la transe vise à un au-delà de celui-ci, qu’elle soit un voyage dans un « monde autre » ou le support de la présence d’un autre que soi. Elle brouille les frontières entre un en-dedans (qui n’est pas le corps, mais dont le corps témoigne) et un en-dehors (qui n’est pas l’extériorité, mais qui constitue le dedans) en multipliant les figures d’empiètement entre le corps et le monde. Elle est donc une « pensée du dehors » (Blanchot, dans Laplantine 2010b), une pensée des « étants », laquelle envisage qu’il puisse y avoir de l’altérité en chacun, et permet de concevoir l’étrangeté. Une pensée de la relation donc. Ce faisant, l’expérience psychotrope dévoile un espace entre, vers lequel elle dé-place (ec-stasis) les participants au rituel institutionnalisé ou sauvage. Un espace entre soi et des autres, humains et non-humains, « ce » monde et d’« autres mondes », pour dire, mais aussi pour réparer.

Une telle perception trouve un écho dans l’idée amazonienne de continuité métaphysique des êtres, d’une « humanité » comme condition commune aux êtres vivants (Descola, 1986). Dans cette logique, toute pratique rituelle s’apparente à un dialogue qui « fait penser et agir » des personnes avec lesquelles les êtres humains nouent « des liens de parenté, de solidarité et d’identité » (Sahlins, 2009, p.93). Au cours du rituel construit autour de l’absorption de l’ayahuasca – qu’il appelle « la médecine » et dont la « mère », pour lui, se confond avec l’« essence » de la forêt, ce « lieu des remèdes » –, les chants du chamane Carlos (présenté plus loin) sont ponctués de sons gutturaux, râles, souffles rauques et de sifflements, censés rendre présents les esprits de la forêt, dont ils sont, dit-il, le langage. Maître des métamorphoses, capable d’adopter une perspective de subjectivité autre, le chamane, pour en donner à présent une définition partagée par les personnes rencontrées, est celui qui induit par des chants originaux et performatifs un contact direct avec des « étants », ombre personnelle ou non-humains peuplant son environnement. Il est celui qui traite le mal (plutôt que la maladie) comme résultant d’une altération, dont les causes peuvent être multiples, du lien qui attache et rend interdépendantes toutes les composantes du monde. Il est un « réparateur du désordre ».

Le paysage chamanique péruvien internationalisé

Dans les hautes terres andines, j’ai assisté plusieurs fois à un rituel désigné par ses acteurs comme un « nettoyage énergétique » (limpieza) et dont l’élément clef est un cercle de feu nourri d’alcool pharmaceutique versé sur le sol nu d’une habitation. D’une manière générale, la limpieza est dans la logique susdite une pratique thérapeutique mise à profit pour guérir divers maux, autant de symptômes qui appellent une implication globale de la part du chamane. Dans ce cas, injonctions, passes sur le corps à l’aide de plantes aromatiques, bâtons en bois et épées, projections de parfums en tout genre, etc., sont réalisées dans une danse circulaire et allant crescendo autour de la personne (Baud, 2011a). Si le chamane se laisse aller à une certaine ivresse, ce n’est pas lui qui ici entre en transe. Il lui faut imposer le rythme et réguler cette thérapeutique qui sans secours, peut blesser. Pour cela, il s’appuie sur le formidable agencement d’une vitalité présente dans son environnement immédiat : montagnes, lacs, parcelles de terre et plantes, autant de non-humains auxquels il s’adresse dans ses chants et prête ses gestes.

Bien qu’observé à Cuzco, le rituel emprunte pour beaucoup aux pratiques côtières du nord Pérou. Mieux, il est mis en œuvre par ce chamane appelé Carlos, matsiguenga (fam. ling. arawak, fleuve Urubamba) par son père, et par son épouse, parlant le quechua et originaire d’un petit village situé à une heure en bus de Cuzco. Avant d’arriver dans l’ancienne capitale inca, le premier a quelque temps voyagé dans une région du piémont occidental délimitée par les villes de Chiclayo, Piura, Cajamarca, Huancabamba et Ayabaca. Là, il a fait la connaissance de quelques « confrères » métis, auprès desquels il s’est familiarisé avec des techniques mélangeant enveloppements du corps et cactus san pedro. Or ces gestes et outils thérapeutiques, je les ai également observés chez celui que j’appelle le « néochamane » awajun[32], toujours un homme, initié par ces mêmes chamanes urbains et métis, réputés auprès des populations de la forêt pour leur puissance, agressive notamment[33].

Vêtu d’un poncho, ce vêtement rituel hérité de l’époque inca, ce dernier parsème ses rituels de passes et de projections de liquides préalablement mis en bouche : cannes en bois et machettes (à défaut d’épées) pour les premières ; eaux des lacs andins rapportées dans de grands bidons en plastique et eaux parfumées (agua florida, de cananga, de susto, de siete espiritu, etc.) achetées en pharmacie lors d’un voyage ou reçues par courrier postal pour les secondes. Celles-ci sont utilisées au nom de Dieu, celui des Évangiles, à l’origine du « pouvoir d’interpréter et de voir au plus profond de la personne » (Wilner, néochamane, Santa Maria de Nieva). Bien que sa pratique diffère de celles communément observées au sein des maisonnées awajun, la question de la perception au-delà de l’opacité des corps demeure.

Il n’est d’ailleurs pas le seul à prendre quelques libertés avec les pratiques « traditionnelles ». C’est aussi le cas du tsuajatin, avatar moderne du chamane, quoique non craint. Ce praticien est le pendant du médecin de formation académique (ampijatin), présent dans les rares villes établies sur le territoire awajun ou dans quelques grandes communautés autochtones. Comme lui, il administre toute sorte de plantes qui « agissent » à la manière de nos préparations pharmaceutiques (ou drug) : elles « nettoient », « chassent le mal », « soignent », « pansent », « accouchent » ou, ce qui l’inscrit pleinement dans la praxis chamanique awajun à la différence du médecin, « font voyager ». L’apparition récente de ces deux praticiens résulte avant tout de la détérioration du processus de transmission intergénérationnelle. Si l’initiation du premier à des rituels andins a pour cadre quelques voyages effectués pour raisons économiques (études, commerce, travail salarié), elle a pour prétexte la quasi-absence d’iwishin en fonction vers qui se tourner pour apprendre. Pour le second, elle participe d’une transformation des savoirs communs, notamment thérapeutiques, en savoirs spécialisés. Dans les deux cas, entrent aussi en jeu la difficulté de l’apprentissage chamanique et les contraintes d’un régime alimentaire particulier ; la question de la sorcellerie et de la vengeance ; et cette notion de « modernité » (au sens émique d’un oubli impossible).

De fait, ce renouveau des pratiques s’inscrit dans un contexte fortement marqué par un imaginaire « sorcellaire »[34], tout comme elle est révélatrice d’une influence grandissante des églises protestantes (églises du Nazaréen, adventiste du septième jour, etc.) « qui savent si bien s’y prendre […] pour réduire le multiple à l’unité (Laplantine, 2010a, p.11) et rejeter dans une posture faussement moderne débordements anomiques – par la répression de l’imaginaire et du corps – et pratiques supposées « traditionnelles ». « Avoir affaire à un sorcier, à un chamane, spirituellement comme disent les Évangélistes, c’est être dans le péché » affirme avec force Wilner, sous-entendu, lui qui traite avec Dieu, ne saurait être accusé de sorcellerie. D’ailleurs, si le chamane métis[35] auquel on fait appel individuellement ou collectivement est le mieux à même de remédier au malheur, c’est bien parce qu’il se situe hors des enjeux sociaux dont témoignent les accusations de sorcellerie. C’est bien parce qu’il est un « moderne », héritier des grandes civilisations préhispaniques.

Question de modernité donc. Et pourtant, les pratiques awajun sont encore peu familières des réappropriations néochamaniques internationalisées (et de leur souci de mémoire, d’une filiation), comparativement à d’autres. Les objets (et les relations qu’il tisse avec eux) de l’« homme-médecine » Hilario, comme il se définit lui-même, « descendant et héritier de la tradition Uwishin de la nation shuar (fam. ling. jivaro) et chef d’une communauté dont la mission est de préserver l’essence de cette philosophie millénaire », sont un bel exemple de ces innovations. La présence de sculptures éphémères (en terre et à proximité d’un feu) dans les rituels autour de l’ingestion de l’ayahuasca qu’il réalise m’a étrangement rappelé celles vues à Cuzco, lors de la fondation par le chamane Carlos d’une église néo-indienne. Lune et étoiles ici, jaguars là. À raison, les deux principaux acteurs de ces rituels « bricolés » – au sens de Roger Bastide – ont voyagé au Mexique et participé au Fuego sagrado de Itzachilatlan, une association panaméricaine exaltant la « Voie rouge », laquelle associe usages de la pipe, hutte à sudation, danse du soleil et « médecines sacrées » – champignons psychotropes, peyotl, ayahuasca, san pedro, coca et huando[36]. Une association autour de laquelle gravitent quelques « modernes », habitant les régions urbanisées des deux Amériques et de l’Europe.

Réappropriations mutuelles

Les rencontres entre nouvelles spiritualités européennes, sud et nord-américaines et néochamanismes locaux – entre ceux qui voyagent à la rencontre de leur chamane et ces derniers – participent d’une « amérindianité » revendiquée, parfois fabriquée. Une néoautochtonie à l’échelle d’un continent en quelque sorte, avec cette précision que ces rencontres sont bien moins un processus d’homogénéisation des différences culturelles préexistantes qu’une affirmation d’altérités qui se construisent dans une logique d’invention permanente. À cet égard, la notion d’authenticité, que d’aucuns ne manqueront pas de convoquer en présence de ces « bricolages », relève d’abord d’une négociation. Celle-ci permet aux acteurs d’opérer des sélections et de définir des pertinences dans le « champ des possibles » des « reformulations chamaniques » (Ghasarian, 2006, p.140).

Le paysage chamanique péruvien internationalisé, caractérisé entre autres objets par l’ayahuasca, relève pleinement de cette logique. De fait, il est la somme d’interactions complexes entre l’individuel et le collectif autour de la notion d’identité, et ce, dans une perspective historique. Il est ce devenir de réappropriations mutuelles, lesquelles sont situées dans un environnement défini – rituels clandestins, festivals chamaniques ici ; « groupes ethniques », centres chamaniques là-bas – et inscrites dans « un chamanisme » diffus, voire « universel ». C’est précisément cette idée de savoirs et savoir-faire construits, et au fil des itinérances du chamane, et au fil des « pérégrinations » des « modernes » de chamane en chamane, dans une aire géographique vaste, qui fonde l’évolution de ce paysage. La circulation des plantes psychotropes, des noms qui les désignent et des personnes qui en font usage, entre sociétés amazoniennes, entre régions géographiques du Pérou, voire d’Amérique du Sud, depuis une époque fort reculée, et tout récemment d’un lieu rituel emblématique à l’autre, d’un continent à l’autre, atteste de l’existence d’un capital symbolique nomade, convoqué dans un souci de « devenir autre » ou pour se désaltérer.

Au sein de la société awajun, devenir chamane nécessite d’absorber quelques-unes de ces plantes pour s’inscrire doublement dans une lignée de praticiens : par la rencontre extatique avec un ancêtre chamane (appelé Ajutap) qui autorise une pratique ; par un apprentissage auprès d’un chamane en fonction qui transmet chants, esprits auxiliaires, « fléchettes magiques » et juak. Acteurs contemporains dans un contexte globalisé de valorisation et de diffusion des savoirs indigènes, ni le phytothérapeute (dupayai tsuajatin), ni le néochamane ne peut se prévaloir de posséder cette substance corporelle, objet nécessaire à l’art chamanique, ni même (pour le second) cette vision-pouvoir reçue de l’ancêtre défunt, grands buveurs de plantes psychotropes. Or comme signifiant respectif du don et de la transe, d’un savoir qui se transmet et d’une expérience spirituelle « directe », ces objets sont bien le moteur d’un attrait, du côté des « modernes », pour d’autres expériences de la réalité.

En somme, les réappropriations mutuelles corrélatives réorientent et amplifient une dynamique d’agencement – de composition avec l’altérité (Deleuze et Parnet, 1996) – qui leur préexiste. Les chamanes, qui voyagent auprès ou reçoivent des « modernes » l’ont bien compris. C’est là une excellente façon pour eux de construire une histoire personnelle « enchantée ».

Plantes mentionnées

Acanthaceae
Sanchezia spp.

Amaranthaceae
Alternanthera sp.
Iresine spp.

Cactaceae
Echinopsis pachanoi (Britton et Rose) Friedrich et G. D. Rowley
E. peruviana (Britton et Rose) Friedrich et G.D. Rowley (syn. Trichocereus peruvianus Britton et Rose)
Lophophora williamsii (Lem. ex Salm-Dyck) J.M. Coult.

Cyperaceae
Cyperus spp., dont C. articulatus L. et C. odoratus L.

Euphorbiaceae
Acalypha sp.
Euphorbia cotinifolia L.
Manihot esculenta Crantz

Ericaceae
Agarista albiflora (B. Fedtsch. et Basil.) Judd
Gaultheria reticulata Kunth

Erythroxylaceae
Erythroxylum coca Lam.

Fabaceae
Anadenanthera colubrina var. cebil (Griseb.) Altschul.
A. peregrina (L.) Speg.
Mimosa hostilis (Mart.) Benth.

Lamiaceae
Coleus sp.
Salvia divinorum Epling et Játiva

Lauraceae
Nectandra spp., dont Nectandra membranacea (Sw.) Griseb.
Ocotea spp.

Loganiaceae
Strychnos sp.,

Malpighiaceae
Banisteriopsis caapi (Spruce ex Griseb.) C.V. Morton
Diplopterys cabrerana (Cuatrec.) B. Gates
D. longialata (Ruiz ex Nied.) W.R. Anderson et C. Davis

Meliaceae
Guarea macrophylla Vahl

Nitrariaceae
Peganum harmala L.

Poaceae
Pariana sp.

Rubiaceae
Psychotria viridis Ruiz et Pav.

Solanaceae
Brugmansia spp., dont B. suaveolens (Humb. et Bonpl. ex Willd.) Bercht. et C. Presl
Datura stramonium L.
Nicotiana tabacum L.

Sterculiaceae
Theobroma cacao L.

Urticaceae
Pourouma bicolor Mart.

Zingiberaceae
Zingiber sp.

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Notes

[1] ^J’emploie ce terme de préférence à celui d’« Occidentaux » pour désigner des personnes qui habitent les régions urbanisées des deux Amériques et de l’Europe, qui pensent avoir rompu définitivement avec leur passé (Latour, 1991) et scandent leur histoire de révolutions (industrielle, darwinienne, quantique, etc.) ; dans leurs discours, à tort ou à raison, de façon positive ou négative, apparaît l’idée d’une continuité temporelle du savoir chamanique.

[2] ^Ou san pedro, aussi appelé (hu)achuma (du quechua wachu, « colonne », voire achhu-, « se déplacer » ou encore ch’uma-, « égoutter, dégorger »), cimora et huando (Sharon, 1974 ; De Feo, 2003) ; le san pedro cimarrón (« sauvage » et rattaché à la sorcellerie), E. peruviana ou Trichocereus peruvianus, est donné pour synonyme du premier (tropicos.org).

[3] ^« Dans les plaines du bas Chancay, la bière qu’ils offrent aux wak’a est appelé yale, et elle est faite avec des grains de maïs germés mélangés à d’autres mâchés et de la poudre d’ishpingo ; ils la rendent [ainsi] très forte et épaisse, et après l’avoir répandue sur la wak’a, les sorciers boivent le reste, ce qui les rend comme fous » (Arriaga [1621], dans Eeckhout, 2004 ; ma traduction).

[4] ^Donné pour un synonyme de misha (De Feo, 2004) et désignant un Brugmansia sp. (obs. pers., Bolivie), ce terme peut être rapproché de huaringa – wari inka (?), wari étant la « divinité émanant de l’océan souterrain » et présidant à l’agriculture d’irrigation (Itier, 2008, p.121) –, terme désignant les lacs situés au-dessus de Huancabamba, lieux de bains rituels dans les pratiques chamaniques locales.

[5] ^Abrégé « fam. ling. » dans la suite de l’article.

[6] ^Les Brugmansia spp., dont les fleurs ont une forme de calice typique, sont appelés campanilla, borrachero, tomapende, toé, maricahua, misha ou encore huando en espagnol local.

[7] ^Dit « tourisme chamanique » (Amselle, 2013 ; Chabloz, 2009 ; Losonczy et Mesturini Cappo, 2011) ; si j’ai employé cette expression (Baud, 2014a), je lui préfère celle plus juste du point de vue des intéressés, de voyage à la rencontre de leur chamane, car c’est là une pensée de la relation qui « demande de l’attention, exige de l’apprentissage, du temps, de l’effort » (Laplantine, 2010, p.111).

[8] ^Ou spiritualités alternatives, expressions qui ont ma préférence par rapport à celle (anglaise) new age ou francisée « nouvel âge » ; une matrice de sens mêlant pratiques culturelles singulières et holistiques, centrées sur la production d’expériences personnelles décrites à la fois comme les plus intimes et les plus universelles (de la Torre, 2011). Relève de celles-ci, le néochamanisme ou « chamanisme spiritualisé » (Ghasarian, 2006), un chamanisme « hors contexte », analysé dans cet article. Au Pérou, le néochamanisme constitue pour partie le paysage chamanique national, l’autre regroupant les pratiques traditionnelles en devenir.

[9] ^« Dés-altérer », c’est-à-dire se retrouver, après avoir (eu le sentiment de) s’être perdu, emporté par la course (folle) du monde ; j’emploie ce terme pour souligner combien l’idée d’altération de soi provoquée par des hallucinogènes et autres drogues psychomimétiques, mise de l’avant par les détracteurs de ces pratiques, n’apporte rien à la compréhension de ce qui se joue.

[10] ^http://lilithduo.com

[11] ^Le masculin grammatical inclut les femmes et les hommes ; lorsque ce n’est pas le cas, cela sera précisé par l’expression « toujours des hommes ».

[12] ^Son mode d’être, de penser et d’agir est décrit avec détails dans Baud, 2009, 2011b, 2014b et 2015b.

[13] ^L’auteur mentionne le fait parmi les Guahibo (fleuves Meta et Orénoque) de priser les graines de niopo (ou yopo, Anadenanthera peregrina) associé à Banisteriopsis caapi (Friedberg, 1965). Un usage similaire existe chez les Piaroa (bassin de l’Orénoque ; Rodd, 2002).

[14] ^L’autre plante présente serait une Apocynaceae, probablement une erreur de détermination (Schultes, 1982) ; son nom, caapi pinima, que Spruce traduit par « caapi peint », peut être rapproché du sens donné à la chacruna.

[15] ^En quechua, cette autre lengua franca, k’aspi signifie « bâton, bois, arbre » ; le mot est utilisé pour former le nom de plusieurs arbres, à l’exemple d’ambi caspi (Nectandra membranacea).

[16] ^L’auteur fait du bassin du Napo le lieu d’origine, et de Banisteriopsis caapi, et de l’ayahuasca shamanism, transculturel et contemporain ; les pratiques métisses, apparues à l’époque du caoutchouc, d’abord à Iquitos, en seraient issues.

[17] ^Son origine matérielle est celle d’une lente et mystérieuse germination du corps d’un ancêtre ou de l’une de ses parties, ce qui n’est pas sans rappeler la vision caractéristique des doigts et membres se transformant en serpents. Chez les Desana, la liane est apparue, ou du doigt coupé et planté de la fille du Maître des animaux ; ou de la femme yajé, qui donna naissance à une plante à la fois enfant et lumière, dont les hommes « arrachèrent membre après membre, dispersant les morceaux » (Reichel-Dolmatoff, 1973 et 1974, p. 68). Pareillement, chez les Awajun, elle est née du corps enterré d’un héros culturel (Baud, 2011b). Une autre traduction serait alors « liane (née) du cadavre ».

[18] ^Dans la littérature, cette liane est parfois appelée Banisteriopsis rusbyana, aujourd’hui Diplopterys longialata (Anderson et Davis, 2006).

[19] ^Par le passé, la société awajun se composait de maisonnées dispersées, sauf en cas de conflit, autour d’un homme reconnu pour sa valeur guerrière et la force de sa rhétorique. Répartis le long d’un ruisseau, ces noyaux endogames formaient un groupe local, désigné par le nom de l’affluent du Marañón qu’il occupait, lui-même constitué en un sous-ensemble (la société awajun), puis en un ensemble régional, connu en tant que jivaro. Aujourd’hui, à la suite de la fièvre du caoutchouc (autour de 1900), puis à la présence de l’école bilingue (à partir des années 1950), une majorité de personnes s’est établie sur les rives des grandes fleuves et le long de la piste qui relie Saramiriza à Bagua et Chilclayo ; trois manières d’habiter façonnent le territoire awajun : centres urbains (Chiriacu, Imazita et Santa María de Nieva), communautés de grande taille (jusqu’à 1 000 habitants), petites communautés (jusqu’à 400 habitants) et maisonnées dispersées à l’écart de ces derniers.

[20] ^Nugkui est l’esprit tutélaire des jardins (nugka, la « terre ») ; bien que le mythe la présente comme un être singulier, la multiplicité de ses manifestations concrètes avec lesquelles chaque femme traite directement dans l’intimité de son jardin va dans le sens d’une famille d’esprits.

[21] ^Bâton de deux mètres en bois cacaoyer (bakau, Theobroma cacao) ou de shuvia (Pourouma bicolor). L’alternance des zones claires et foncées qui le caractérise est réalisée par la technique du négatif ou enfumage.

[22] ^Celles-ci, obtenues d’autres chamanes, baignent dans un flegme appelé juak, transmis de chamane instructeur à élève, nourri de tabac et conservé dans l’estomac.

[23] ^Il s’agit des feuilles fraîches de sampi (Pariana sp.) ; l’objet n’est utilisé qu’une nuit, puis accroché à un arbre puisqu’il « a porté des esprits puissants » (Marcos, iwishin, Santa Maria de Nieva).

[24] ^Guérisseur (tsuajatin) pour sa parentèle, sorcier (wawejatin) pour les étrangers, il s’agit là de deux catégories fonctionnelles ; cela dit, les personnes ainsi désignées sont semblablement craintes.

[25] ^Sont signalés dans la littérature botanique comme « hallucinogènes » et utilisés comme tels par les populations jivaro Cyperus articulatus et C. odoratus (Bennet, 1992).

[26] ^Le comprimé moderne est appelé ampi, un terme quechua, dont le sens est « remède » ; le terme tsuajatin désigne ici un type de praticien.

[27] ^Pareillement, écrit Jean-Pierre Chaumeil (1988, p.116), « l’omnipotence chamanique des Indiens (d’Amazonie) […] tient […] dans leur commensalisme avec la forêt, source universelle de tous les pouvoirs magiques ».

[28] ^Si le tabac entre dans les pratiques néochamaniques, notamment en France où le recours à l’ayahuasca est interdit par la loi, l’association rue de Syrie – jurema participe davantage de celles dites psychédéliques, sans qu’il y ait de frontières nettement établies entre ces pratiques comme l’illustre son usage dans un cadre « néochamanique arménien » (Christian Ghasarian, com. pers.).

[29] ^« Habitées » : les images comme les expériences induites par l’ayahuasca, à l’inverse d’autres substances psychotropes comme le LSD, se caractérisent par la présence de personnages, allant des esprits de la forêt aux elfes-machines (dans la littérature sur la diméthyltryptamine de synthèse).

[30] ^« Travail » de nature empathique, qui reflète « quelque chose » de « l’expérience d’autrui à travers son propre regard, et sa propre expérience dans le regard des autres » (Halloy, 2007, p.93).

[31] ^Dans les représentations partagées par les voyageurs, car dans la pratique, sans qu’il y ait de contradiction, ces derniers résident dans des « centres chamaniques » installés en milieu urbain et périurbain et appartenant le plus souvent à des métis ou à des étrangers se disant parfois « chamanes » et déléguant le plus souvent la conduite des rituels à des Amérindiens : « leurs chamanes ».

[32] ^Avec des figures intermédiaires entre ce praticien et l’iwishin.

[33] ^La ville représente un « véritable pôle attractif en matière chamanique » en raison de la présence de nombreuses spécialités « plus ou moins différenciées et autonomes » (Chaumeil, 1988, p.116). Côté Amazonie, il y a les oracionistas qui utilisent la prière, les espiritistas qui travaillent avec les esprits et les vegetalistas qui soignent par les plantes, considérés comme supérieurs aux deux autres – un témoignage certain, du côté métis, de l’ascendant indigène dans le chamanisme. Ceux-ci sont divisés en ayahuasqueros ou purgeros quand ils emploient l’ayahuasca, tabaqueros, le tabac, camalongueros, la camalonga (Strychnos sp., Loganiaceae), tragueros, l’alcool de canne à sucre, et perfumeros, l’essence de fleurs (Luna, 1986).

[34] ^À l’origine du malentendu entre chamanismes locaux et nouvelles spiritualités; la perception du chamane n’y est pas la même : craint et recours obligé ici; guide spirituel là. Une telle différence oblige les chamanes amazoniens à adapter leurs discours et pratiques à ces nouveaux participants, évitant toute explication en termes de sorcellerie.

[35] ^Qu’il réside ou non sur le territoire awajun et dont la pratique est proche de celles que j’ai pu observer chez ses « confrères » ayahuasqueros de Tarapoto ou Iquitos.

[36] ^Cf. note 4 ; liste donnée sur une page web de l’association : http://fsimayab.blogspot.fr/p/medicinas-sagradas.html

Tous droits réservés © Drogues, santé et société, 2017

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