ANDRÉ MONDOUX, MARC MÉNARD, MAUDE BONENFANT /
André Mondoux, Ph.D., Professeur, École des médias (UQAM), mondoux.andre@uqam.ca
Marc Ménard, Ph.D., Professeur, École des médias (UQAM), menard.marc@uqam.ca
Maude Bonenfant, Ph.D., Professeure, Département de communication sociale et publique (UQAM), bonenfant.maude@uqam.ca
Correspondance : André Mondoux, professeur, École des médias, Université du Québec à Montréal, Case postale 8888, succursale Centre-ville, Montréal (Québec)  H3C 3P8 Canada, Courriel : mondoux.andre@uqam.ca

Résumé

Traditionnellement, les réflexions sur les phénomènes de dépendance gravitent principalement autour d’approches individuelles. C’est bien le corps individuel objectivement souffrant (toxicité) qui induit des états psychologiques produisant à leur tour des comportements individuels qui répètent ces mêmes états de souffrance. Même avec l’apparition de problématiques « sociales » comme le jeu, il est tentant de ramener à nouveau l’analyse autour de la question de l’individu : il y a une « bonne » forme de jeu (raisonnable) et une « mauvaise » forme de jeu (jeu compulsif), la différence relevant d’un principe de responsabilité individuelle ou « locale » (famille, milieu de vie, histoire de vie, etc.). Mais, que se passe-t-il lorsque les comportements pulsionnels sont généralisés (hyperconsommation, hypersexualité, dépendances envers les jeux vidéo et les médias socionumériques, etc.), qu’une société tout entière est traversée par des logiques de jouissance ? Plus encore, que se passe-t-il si ces logiques sont étroitement intégrées à même les strates économiques, idéologiques et politiques du social ? Nous croyons que cette problématique réitère la pertinence d’une approche psychosociologique – voire sociopsychologique – afin d’amorcer la réflexion suivante : est-il possible que certains comportements et certaines logiques sociales aient, en plus des effets néfastes individuels, des effets négatifs pour le social lui-même ? Pour ce faire, il faudra établir les liens et les limites de la filiation entre la psychologie et la sociologie, aborder l’épineuse question de la normativité sociale et tenter de dégager une position objectivante à partir de laquelle des constats pourront être identifiés.

Mots clés : Dépendance psychosociale, toxicomanie, société, reproduction sociale, « gamification », jeux vidéo, technologies numériques

When Pathos becomes Ethos
A sketch of contemporary psychosocial dependency

Abstract

Traditionally, reflections on phenomena of dependency mainly gravitate around individual approaches. It is clearly the individual, objectively suffering (toxicity) body which induces the psychological states which, in turn, produce the individual behaviours which repeat these same states of suffering. Even with the appearance of “social” problems, such as gambling, it is tempting to return the analysis again to the question of the individual: there is a “good” form of gambling (reasonable) and a “bad” form of gambling (compulsive gambling), with the difference based on a principle of individual or “local” responsibility (family, living environment, life history, etc.). But, what occurs when instinctual behaviours
are generalized (hyper-consumption, hyper-sexuality, dependency on video games and socio-numeric media, etc.), and an entire society is filled with the logic of enjoyment? And what happens if this logic is closely integrated in the economic, ideological and political strata of social life? We believe that this problem reiterates the pertinence of a psycho-sociological approach–if not socio-psychological–in order to initiate the following reflection: is it possible that certain behaviours and certain social logics have, in addition to the individual harmful effects, negative effects for society itself? To this end, it is necessary to establish the relations and limits of the filiation between psychology and sociology, raise the complex issue of social normativity and to try to identify an objectifying position from which conclusions could be identified.

Key words: Psychosocial dependency, drug addiction, society, social reproduction, «gamification», video games, digital technologies

Cuando Pathos deviene Ethos
Esbozo de la dependencia psicosocial contemporánea

Resumen

Tradicionalmente, las reflexiones sobre los fenómenos de dependencia gravitant principalmente alrededor de enfoques individuales. Es el cuerpo individual objetivamente sufriente (toxicidad) el que induce los estados psicológicos que producen, a su vez, comportamientos individuales que repiten esos mismos estados de sufrimiento. Aun con la aparición de problemáticas ”sociales” como el juego, es tentador hacer que el análisis vuelva a girar en torno de la cuestión del individuo : hay una “buena” forma de juego (razonable) y una “mala” forma de juego (juego compulsivo), residiendo la diferencia en un principio de responsabilidad individual o “local” (familia, medio de vida, historia de vida, etc.). ¿Pero qué pasa cuando los comportamientos impulsivos se generalizan (hiperconsumo, hipersexualidad, dependencia de los juegos video y los medios sociodigitales, etc.); cuando una sociedad entera está atravesada por estas lógicas de placer? Más aún, ¿qué pasa si estas lógicas están estrechamente integradas dentro mismo de los estratos económicos, ideológicos y políticos de lo social? Creemos que esta problemática reitera la pertinencia de un enfoque psicosociológico – incluso sociopsicológico – con el fin de iniciar la reflexión siguiente: ¿es posible que ciertos comportamientos y ciertas lógicas sociales tengan, además de efectos individuales nefastos, efectos negativos para lo social mismo? Para ello, habrá que establecer los vínculos y los límites de la filiación entre la psicología y la sociología, abordar la espinosa cuestión de la normatividad social y tratar de despejar una posición objetivante a partir de la cual se puedan identificar conclusiones.

Palabras clave: Dependencia psicosocial, toxicomanía, sociedad, reproducción social, “gamificación”, juego video, tecnologías digitales

Introduction

Depuis quelques années, deux dynamiques semblent en voie de convergence. La première, impulsée par la montée des technologies numériques, consiste à mettre en cause la notion de progrès traditionnellement associée à la technique afin de questionner le poids grandissant que cette dernière occupe dans l’ordre social (Ellul, Stiegler, Freitag et al.). La seconde, ancrée dans les recherches psychosociales sur la dépendance, étend son regard traditionnel sur la toxicomanie « pharmaceutique » à des formes de dépendances plus comportementales et « sociales », dont le jeu compulsif est certes emblématique. Le résultat est l’intérêt envers des pratiques technologiques – jeux vidéo, Internet et médias socionumériques – en tant que sources possibles de dépendance (Spoljar, 1997 ; Young, 1998 ; Hautefeuille et Véléa, 2010).

Le terme « addiction », en anglais, est utilisé depuis le début du XXe siècle pour désigner des phénomènes d’asservissement d’ordre physiologique et psychologique, liés en particulier à la toxicomanie. Or, depuis quelques années, le terme est également apparu dans la langue française (hors Québec), au moment où l’on réalisait qu’en parallèle à des comportements comme l’alcoolisme ou la toxicomanie, existaient des troubles comportementau – jeu pathologique, achats compulsifs, troubles alimentaires, dépendance sexuelle, dépendance à Internet, aux téléphones cellulaires, aux jeux en réseau, etc. – à caractère répétitif et compulsif, sans que ceux-ci découlent pour autant de la consommation de substances psychoactives (Fernandez et al., 2004).

La validité de l’élargissement du concept de dépendance à ces troubles comportementaux demeure évidemment matière à débat scientifique. Ainsi, les risques et dommages physiologiques associés à ces nouvelles dépendances doivent être relativisés par rapport aux conséquences en matière de santé publique qu’entraînent les formes classiques de toxicomanie (Valleur, 2006). Il n’en demeure pas moins que ces dépendances génèrent souvent des comportements envahissants au quotidien qui sont susceptibles de générer un ensemble de problèmes.

L’objectif de cet article est de s’interroger sur la composante sociale de la dépendance comportementale en abordant la question d’un point de vue socioéconomique plutôt que strictement biochimique ou psychologique. Interroger la dépendance en érigeant en primat que la conscience de soi est le seul appui possible relève de l’individualisme méthodologique qui consiste à réduire la dynamique sociale à un seul pôle de sa complexité. En d’autres mots, le sujet est producteur de social, certes, mais il est également produit par les structures sociales et c’est là que réside sa fragilité ontologique (Freitag). Au lieu de poser la question de la dépendance à partir du seul sujet, nous proposons de l’aborder à partir du social afin de rendre compte de la dialectique individu/société. Loin de nier la dépendance sur le plan individuel, nous problématiserons les enjeux liés à l’intégration de dynamiques pulsionnelles au sein de processus sociaux de reproduction des comportements. Comment alors comprendre les dépendances comportementales lorsqu’elles sont inscrites au cœur de dynamiques sociales qui se nourrissent de ces mêmes dépendances ?

De la dépendance

Sans vouloir ranimer tout le débat entre les usages des termes addiction et dépendance, signalons néanmoins que, règle générale, ces deux termes gravitent autour de l’idée d’une dynamique pulsionnelle entraînant la répétition de certains comportements, et ce, malgré les conséquences néfastes que ceux-ci peuvent avoir. En ce sens, nous sommes donc conformes à la définition de Goodman de la dépendance :

A process whereby a behavior, that can function both to produce pleasure and to provide escape from internal discomfort, is employed in a pattern characterized by (1) recurrent failure to control the behavior (powerlessness) and (2) continuation of the behavior despite significant negative consequences (unmanageability) (1990 : 1404).

Si l’étude des dépendances soulève beaucoup de questions en soi, étendre ces problématiques aux champs du social ne se fait pas sans défis. En effet, les dynamiques sociétales d’ordre et de contrôle social, ce qui en soi distingue une organisation sociale du chaos, impliquent les notions  de répétition (reproduction sociale) et de contrainte (encadrer collectivement le sujet). Ici, ce qui sépare l’ordre social de la dépendance serait la présomption que l’ordre social serait, par nature, « bon » versus les « mauvais comportements » individuels. La métaphore physique englobe alors totalement la définition du social qui est, ainsi, ramenée à celle d’un corps naturellement régulé. S’il est aisé d’appliquer cette métaphore lorsqu’il s’agit de dépendances envers les drogues, il n’en est pas de même avec une activité sociale moins explicitement anomique et généralisée comme les activités ludiques sur support informatique. Quelle position prendre, en effet, par rapport à des phénomènes qui, étant alimentés par des logiques commerciales, culturelles et politiques, dépassent ainsi largement le cadre des comportements individuels ? Un ordre social peut-il être « mauvais », c’est-à-dire fondé sur des comportements addictifs (répétitifs et néfastes) ? Introduire la notion de « mauvais » ordre social implique par contre qu’il doit y avoir une notion première et originaire du social, soit la « bonne » société, tout comme il y aurait un état physico-psychique « sain » à défendre contre des effets néfastes… Ce raisonnement soulève un ensemble de questions qui nous amènent à croire qu’il n’est pas possible de penser la question de la dépendance à l’extérieur de considérations éthiques.

Le mythe du « bon » sujet

La « bonne » société ne peut faire l’économie du « bon sujet », notion qui, ultimement, s’appuie sur une vision essentialiste et fonctionnaliste de l’humain et du social où la gratification et l’évitement de la privation sont garants de la « bonne » société. Étant de nature rationnelle et raisonnable, l’acteur peut ainsi éviter de sombrer dans l’un des excès (trop de gratifications ou de privations) et, du coup, assurer le bon fonctionnement d’une société. Dans un tel cadre, la dépendance ferait partie des anomies, ces « mauvais » fonctionnements que la société aurait tôt fait d’isoler afin de se prémunir de ces effets. La « bonne » société saura toujours fonctionner, quitte à intégrer l’anomie dans ce même fonctionnement. C’est, à cet égard, ce qu’ont fait plusieurs théoriciens de la science économique.

La dépendance est généralement perçue comme un comportement relevant de l’impulsivité, une action ou une série d’actions posées sans réflexion préalable. Est-ce à dire qu’un individu dépendant est forcément dépourvu de rationalité ? À cette question, la science économique, qui se présente elle-même comme la science du comportement rationnel des individus, prétend apporter une réponse claire.

L’analyse économique traditionnelle (néoclassique) repose en effet sur la rationalité du consommateur : chaque individu, doté de préférences stables dans le temps, organise sa consommation de façon à maximiser son utilité, sous réserve des contraintes qui lui sont imposées. Cette théorie du choix rationnel postule également que toute action comporte un coût et un bénéfice ; un individu choisira donc toujours l’action qui maximisera la différence entre les deux. Or, l’hypothèse des préférences stables (donc exogènes au modèle) a longtemps mené les économistes à ne pas s’interroger sur la formation des préférences, mais plutôt à déterminer les conséquences d’un ensemble de préférences données. On considérait ainsi que des phénomènes impliquant des changements de préférences comme la dépendance ne pouvaient être expliqués par la science économique et relevaient de la psychologie (Massin, 2008).

Or, sous l’impulsion, en particulier, de Gary Becker (Becker et Stigler, 1977 ; Becker et Murphy, 1988 ; Becker, Grossman et Murphy, 1991 ; Becker, 1996), plusieurs économistes ont cherché à démontrer que la dépendance est un comportement parfaitement rationnel, sans pour autant renoncer aux axiomes de base de la théorie néoclassique[1]. Ainsi, dans le modèle de « dépendance rationnelle » de Becker et Murphy (1988), les agents maximisent leur utilité sur l’ensemble de leur cycle de vie (supposé infini). L’effet de dépendance est modélisé par le biais d’une variable de stock (le capital de consommation) qui représente l’effet de la consommation passée sur la consommation présente : plus la première a été forte dans le passé, plus le désir de consommer sera fort dans le présent. Les auteurs postulent que les agents anticipent parfaitement cet effet de dépendance de même que tous les coûts et bénéfices futurs. Selon cette théorie de la dépendance rationnelle, les personnes souffrant de dépendance sont donc rationnelles, au sens où elles font des choix qui maximisent leur utilité. Elles peuvent faire des erreurs, mais elles les corrigeront ; elles peuvent sous-évaluer les coûts futurs anticipés, mais elles en tiennent compte (Tomer, 2001).

Cette définition de la rationalité pose évidemment problème. Un comportement rationnel, au sens de Becker et Murphy, suppose qu’un consommateur va tenir compte du futur lorsqu’il maximise son utilité. Un individu est donc rationnel s’il est prévoyant (forward-looking). Il doit également être cohérent, c’est-à-dire faire preuve de cohérence temporelle (ses choix concernant le futur doivent être les mêmes que ceux qu’il fera effectivement dans le futur). Il doit aussi faire preuve de cohérence par rapport à ce qui est incertain et ne pas faire des erreurs systématiques (il peut faire des erreurs, mais il est censé ne pas les reproduire). Or, de nombreux travaux en psychologie et en économie comportementale ne permettent pas de souscrire au réalisme des hypothèses de prévoyance et de cohérence, ces recherches faisant au contraire état d’un grand nombre d’anomalies dans les prises de décision réelles.

En ce sens, Stutzer et Frey (2006) évoquent les problèmes de maîtrise de soi, soit l’incapacité à maintenir des objectifs de long terme en succombant à une gratification immédiate, problèmes qui peuvent prendre la forme de la « myopie » ou de la procrastination. Dans un cas comme dans l’autre, le présent est surévalué au détriment du long terme. Selon Schelling (1996), certains états mentaux (somnolence, dépression, euphorie, ivresse, phobie, compulsion, fantasme, etc.) peuvent faire en sorte qu’un individu éprouvera des « défaillances de rationalité ». Une autre source d’irrationalité consiste à faire une mauvaise comptabilité mentale concernant les coûts et les bénéfices d’une activité en pratiquant une forme de déni grâce auquel certains effets négatifs (les disputes avec les proches, par exemple) ne seront pas comptabilisés (Tomer, 2001). Pour Kahneman (2003), l’aversion à la perte (la valeur d’un bien semble plus élevée lorsque ce bien est perçu comme pouvant être perdu que lorsqu’il est perçu comme un gain éventuel) et l’effet de cadrage (un même résultat objectif pourra être évalué comme un gain ou une perte, dépendant du point de référence de l’individu) peuvent également expliquer que certaines décisions s’avèrent irrationnelles.

En ce sens, les postulats de la théorie des choix rationnels renvoient autant à la motivation du décideur (la poursuite systématique de son intérêt égoïste) qu’à son mode de fonctionnement (le processus décisionnel, caractérisé par une démarche méthodique et rationnelle de maximisation de son utilité sous contrainte). Ce sont ces postulats qui sont problématiques. Il importe d’abord de souligner que les motivations d’un individu – le sens et l’origine de certaines de ses décisions – sont susceptibles de lui échapper. Ses mobiles peuvent être multiples, conscients ou inconscients, ce qui entraîne souvent des ambivalences, des contradictions et des conflits. Cet individu peut être influencé par des normes sociales (comme l’équité, la réciprocité et l’altruisme), par une motivation intrinsèque (liée, par exemple, à une volonté d’« accomplissement » de soi) susceptible de s’opposer à une motivation extrinsèque, comme le coût, ou encore agir en fonction de l’image qu’il se fait de lui-même, c’est-à-dire de son identité (Frey et Benz, 2002). Bref, il est essentiel de tenir compte de la subjectivité de celui qui fait des choix, ses motivations pouvant intégrer des composantes affectives, intersubjectives et identitaires.

Quant au processus décisionnel, il commence toujours par une formulation du problème. Cependant, un problème n’existe pas « en soi » et doit être formulé et construit par le décideur. Ce processus implique l’utilisation de mécanismes cognitifs qui le conduisent à focaliser son attention sur certains aspects d’un problème. Ces mécanismes dépendent de ses motivations, du contexte dans lequel il se trouve ainsi que de l’effort cognitif qu’il est prêt, consciemment ou non, à entreprendre. Surtout,
ces mécanismes peuvent être grandement affectés par différentes sollicitations extérieures susceptibles de jouer sur les affects et sur l’impulsivité de cet individu. Or, comme nous le verrons plus loin, le marketing utilise abondamment différents dispositifs de sollicitation pour capter et pour retenir l’attention du consommateur, dont celui, très « efficace », de la « gamification ».

En matière de théorie sociale, les théories socioéconomiques misant sur le « bon » individu rationnel se heurtent donc à un sujet dont la rationalité semble au contraire mise à l’épreuve par les flux constants de désirs, de pulsions et de gratifications qui le traversent sans cesse. Alors, comment concilier l’ordre social avec un tel sujet ? Les travaux de Foucault à cet égard ont tracé une voie toujours pertinente aujourd’hui : le « bon » sujet est, en fait, une production sociohistorique qui résulte des rapports de pouvoirs entre tous les énoncés et discours ; rapports induisant notamment les définitions du bon et du vrai (épistémè). Autrement dit, les visions essentialistes et fonctionnalistes de l’humain et du social (l’ontologie) s’étiolent sous le poids de la pluralité propre à l’ontique[2]> ; c’est l’épistémè du postmodernisme.

Sous cet angle, plus rien ne rattache donc l’ordre social à un « bon » état naturel fonctionnant de lui-même. Alors, comment parler de dépendance sociale, par exemple, avec les jeux vidéo ? Tout constat à cet effet ne risque-t-il pas d’être noyé dans la pluralité d’autres énoncés et discours actuels et possibles sur le même sujet ? Autrement dit, que faire lorsqu’il n’y a plus de normalité qui tienne ? Contrairement aux drogues « dures » et illégales, les pratiques des jeux vidéo et de l’Internet sont non seulement légales, mais également – et surtout – massivement adoptées, socialement et économiquement intégrées et soutenues. En ce sens, on ne peut les reléguer du côté de l’anomie, du « mauvais » sujet ; elles relèvent plutôt, en termes foucaldiens, de l’ordre des particularités sociohistoriques du jeu de pouvoir entre les discours. Bref, elles sont intégrées à l’ordre social. De plus, comme l’ont démontré les nombreuses études menées dans les années 1970 sur les liens possibles entre les contenus télévisuels et la violence, il est très difficile d’établir des liens empiriques de causalité entre des comportements et états physico-psychiques et des pratiques socioculturelles[3]. La raison en est peut-être parce que les véritables « effets négatifs » sont moins de l’ordre des comportements et états physico-psychiques que du social lui-même.

Le sujet contemporain

Une des grandes caractéristiques de l’époque actuelle est qu’après la chute des grandes idéologies, la fin lyotardienne des grands récits (Lyotard, 1979), nous avons assisté à l’émergence d’une dynamique sociale axée sur un individu qui, ultimement, se projette comme capable d’advenir par et pour lui-même : l’« hyperindividualisme » (Mondoux, 2009, 2011). Comme l’avait souligné Lipovetsky (1984) avec son procès de personnalisation, rejetant toute forme de déterminisme autre que son libre arbitre, le sujet « hyperindividualiste » s’affiche comme étant émancipé de l’idéologie (le fameux empowerment). Cette dynamique sociale trouve son corollaire dans la montée du néolibéralisme et sa vague politique du néoconservatisme prônant le primat des libertés individuelles par rapport aux structures étatiques que l’on cherchait à démanteler.

Si le sujet « hyperindividualiste » se refuse à recevoir son identité des déterminismes traditionnels (famille, classe sociale, culture, etc.), il doit se forger sa propre identité. La généalogie des médias socionumériques, soit les blogues, est fort révélatrice à ce sujet. Le blogue (de l’anglais Web Log) était, en effet, essentiellement un journal de bord (log) sur l’Internet (Web) qui se déclinait comme un journal personnel (entrées journalières). Une des premières réactions généralisées quant aux médias socionumériques (Facebook, Twitter, etc.) fut de reléguer le phénomène à une tare psychique : le narcissisme puisque, après tout, les sujets n’y faisaient que parler d’eux-mêmes… Or, c’est ici que le paradigme des comportements et des états physico-psychiques trouve sa limite. Quand plus de la moitié de la population canadienne souffre de la même tare psychique (plus de 54 % des Canadiens étaient sur Facebook en 2012), nous quittons le terrain de la psychologie pour celui de la sociologie. S’en tenir au constat du narcissisme masque la dimension sociale du phénomène, en l’occurrence une dynamique identitaire (Mondoux, 2011) entraînant une redéfinition des frontières traditionnelles entre la vie privée et la sphère publique (Mondoux, 2009). « Construire » soi-même sa propre identité exige la circulation de données personnelles au regard de l’autre (sphère publique). En ce sens, on ne saurait ici parler de dépendance physico-chimique, mais bien d’une dynamique sociétale.

Une des principales caractéristiques de l’« hyperindividualisme » est qu’ayant rejeté les médiations transcendantales (Freitag, 1986), c’est-à-dire le processus initié par la transformation des pulsions en désirs et les désirs en représentations idéologiques, il est centré sur la jouissance, la satisfaction des pulsions. Comme le souligne Melman (2002), en privilégiant la jouissance objectale, le sujet « hyperindividualiste » se maintient dans ses pulsions, au détriment du désir (et, ultimement, de l’ordre symbolico-politico-idéologique). Bernard Stiegler pose le même constat :

D’une façon très générale, cela détruit tous les processus d’identification, primaires, secondaires, affectifs… Et les remplace par des identifications à des produits qui sont des produits de déception. À partir de ce moment-là, ce processus crée des gens amers, qui ne s’aiment plus, et cela détruit surtout, c’est le plus important, la capacité de l’être humain à transformer ses pulsions en désirs[4].

Le moment de la jouissance (le temps dit « réel ») n’est pas celui du désir et du symbole qui exigent durée, mais bien celui du signe qui ne réfère qu’à lui-même et, lorsqu’elle se fait objectale, la jouissance s’unit au signe pour former notamment la tendance à la consommation identitaire (le « lifestyle branding »). La transcendance et son corollaire symbolique, politique et idéologique étant partis, le sujet vit dans un monde achevé par sa propre jouissance. Cependant, comme le fait remarquer Jodi Dean (2009), la logique de production de la jouissance est également celle de la production du manque (l’après-jouissance) : ne reste plus alors qu’à recommencer, contrairement au désir qui se déploie et qui se soutient lui-même dans la longue durée. Ici, nous sommes bien dans une dynamique de répétition, mais est-ce bien une dépendance « sociale » ? Afin de pouvoir répondre par l’affirmative, il nous faut démontrer que 1) elle s’inscrit également hors des comportements et des états physico-psychiques pour s’intégrer à une dynamique sociale et que 2) elle a des effets négatifs qui affectent le social lui-même.

L’économie de la jouissance : capter l’attention et saisir le temps réel

Le phénomène de l’« hyperindividualisme » n’est pas confiné dans le champ du psychosocial et il est intégré au mode d’organisation économique. Il est, à ce titre, intégré dans des rapports sociétaux globaux. Comme Herbert Simon le mentionnait, l’abondance d’informations crée une pauvreté d’attention (1971 : 40). Ainsi la rareté, dans un contexte de surcharge informationnelle, ne se situe plus dans l’information disponible, mais dans l’attention dont disposent les individus pour traiter cette information – constat qui est d’ailleurs à l’origine du développement d’un courant de pensée parfois qualifié « d’économie de l’attention » (Goldhaber, 1997 ; Davenport et Beck, 2001 ; Kessous et al., 2010 ; Kessous, 2011).

En matière d’attention, il importe de faire la distinction entre le contrôle endogène (volontaire) et exogène (involontaire ou automatique) (Falkinger, 2008). On parle d’attention volontaire lorsque le sujet s’oriente sur un stimulus parce que celui-ci est pertinent pour la tâche qu’il est en train d’accomplir. Au contraire, l’attention involontaire est reliée au niveau d’excitation qui est en grande partie contrôlée par les propriétés du stimulus auquel il est exposé.

Dans un monde caractérisé par la surcharge d’informations, la diffusion de signaux vers les individus s’accroît en volume et en intensité. Ces derniers sont, ainsi, l’objet d’une pression accrue qui s’exerce principalement sur l’attention involontaire (ibid.). C’est donc sans surprise que le marketing place la question de l’attention au cœur de sa démarche. « Capter l’attention constitue la première étape d’une séquence visant à créer une prise de conscience (awareness), puis à susciter une attitude favorable vis-à-vis du produit ou de la marque et, enfin, à accompagner le consommateur dans la prise de décision et l’achat (action) » (Kessous et al., 2010 : 9).

Afin de donner un sens à cette séquence, on postule d’abord que les goûts et les préférences des individus peuvent être révélés par un ensemble d’informations. Ces informations peuvent être déclaratives, c’est-à-dire librement exprimées par les individus (réponses à un questionnaire, commentaires, avis, etc.), mais elles peuvent aussi être générées par le comportement même des individus de manière automatique et involontaire. Les internautes laissent en effet des traces lorsqu’ils naviguent sur le Web (Mathiesen, 2011) : pages fréquentées, temps passé sur chaque page, achats, transactions bancaires, etc. Ces « traces d’usage », transformées en données objectivées, peuvent être analysées comme des « dépôts d’attention », lesquels seraient révélateurs des préférences et des caractéristiques des individus (Kessous, 2012).

En ce sens, les informations produites et diffusées sur le Web croissent sans cesse. Cette croissance résulte d’un double phénomène. D’abord, notre « hyperindividu », comme on vient de le voir, poussé par sa dynamique identitaire, cherche à « se dire aux autres » : il désire participer et se dévoiler afin de s’accomplir. Always on, always connected, il sera donc enclin à divulguer spontanément, et parfois avec un bel enthousiasme, quantité d’informations concernant sa vie privée. Par exemple, il divulguera des informations, commentaires et avis sur différents biens et services à des commerçants en ligne, sans être vraiment conscient que tout cela sera utilisé, ultimement, pour l’intégrer plus étroitement encore au système marchand.

Ensuite, deuxième phénomène, les entreprises cherchent constamment à personnaliser leur offre de biens et de services. On veut personnaliser l’offre pour fidéliser le consommateur, c’est-à-dire non seulement capter son attention, mais s’assurer de la répétition de sa consommation. Tout devient matière à personnalisation. La publicité devient personnalisée, la consommation de biens (grâce à l’utilisation de systèmes de recommandation comme celui d’Amazon, par exemple) ou de services (services financiers individualisés, recommandations de voyages, suggestions d’amis sur Facebook ou d’âme sœur sur les sites de rencontre) également, même l’environnement des jeux en ligne devient personnalisé. Le marketing comportemental, ou « marketing des traces », consiste donc à récolter, à produire et à analyser des données sur les individus de façon à capter leur attention, à les fidéliser par la personnalisation de l’offre marchande, à mettre en forme l’espace des possibles et à orienter, voire à manipuler, leurs choix. Ces traces numériques sont à la source même du marketing comportemental et, plus leur production augmente, plus la prédictibilité des comportements devient précise, l’objectif étant précisément de prédire le comportement futur à partir du comportement passé. Pour les entreprises, de Facebook à Amazon en passant par Google, il devient dès lors essentiel de suivre toutes les traces produites par un individu et de le faire « en temps réel » pour être en mesure de les monnayer. Dans ce contexte, le consommateur est donc poussé à consommer non seulement tout de suite, mais aussi de manière répétitive, quitte à générer un comportement qui s’assimile à une dépendance, mais est-ce alors une dépendance socialement acceptée parce que « productive » ?

On exploite ainsi la fibre égotique de l’« hyperindividu » – son besoin de satisfaire ses pulsions (ici et maintenant) dans une dynamique de recommencement infini – en jouant sur son impulsivité et ses affects. Le bien ou le service qu’on lui propose, en effet, correspond à ses goûts et à ses préférences qui ont été révélés par l’analyse de ses traces numériques. La personnalisation vise ainsi, dans un processus qui prend la forme de prophéties « autoréalisatrices » (il aimera forcément ce qu’il a déjà aimé), à « attacher » le consommateur dans une boucle de consommation immédiate (en temps « réel ») et répétitive (la production de jouissance et de manque). Ce consommateur, fonctionnant sur un mode purement pulsionnel, fait alors l’économie d’un processus décisionnel complexe (recherche et analyse d’informations), mais il s’éjecte du même coup hors de la sphère du rationnel. En effet, les offres lui arrivant en temps réel, c’est-à-dire au moment où il se trouve le plus vulnérable (sa phase pulsionnelle), le consommateur rationnel devient sujet ainsi « béhaviorisé », pris dans une dynamique de timulus/réponses[5].

La « gamification » des pulsions

Alors que la pratique du jeu est millénaire, celle de la « gamification » appliquée au système de production prend une nouvelle forme aujourd’hui grâce aux moyens techniques offerts par l’informatique, le Web et, plus récemment, les médias socionumériques. Cette forme « béhaviorisée » du jeu soulève directement la question de la dépendance, puisque la « gamification » est désormais présentée comme étant une stratégie d’affaires permettant de « conduire les comportements des utilisateurs[6] » (drive user behavior). Expliquée de manière résumée, elle consiste en l’application de stratégies ludiques agonistiques appliquées à d’autres contextes afin d’influencer le comportement, de faire croître la motivation tout comme l’engagement (Marczewski, 2013). Ces stratégies prennent la forme de systèmes de pointage, de badges, de classements, de collections, de barres de progression, de rendez-vous dynamique, de statuts, etc. En ce sens, « au cœur de ce processus se trouve l’idée que le gain de points, l’acquisition d’un statut, sont des moteurs d’amusement suffisants pour encourager les utilisateurs à recourir à un service[7] », réduisant ainsi l’humain à une pulsion contrôlable par une gratification aussi simple que celle offerte par la « gamification ».

Présentée comme une « solution miracle », plusieurs chantres affirment que la « gamification » transforme aujourd’hui le monde des affaires (Edery et Mollick, 2008) et constitue l’avenir du marketing (Zichermann et Linder, 2010 ; Zichermann et Cunningham, 2011) en favorisant la fidélité de la clientèle, en captant l’attention des consommateurs, en évacuant les sources de frustration, en rendant invisibles les stratégies de manipulation, etc. Des compagnies se spécialisent uniquement dans ce mode de représentation du jeu appliqué au système marchand et affirment pouvoir « pirater le code du comportement » du consommateur (« crack the code on user engagement », encourage l’entreprise Badgeville, « the #1 gamification plateform[8]).

Ce « piratage » du comportement humain est rendu possible grâce à une « ludification[9] » de la technique qui la rend « jouissive » et, en fait, éloigne l’individu de toute rationalité afin de garder son attention le plus longtemps possible et de répondre à ses pulsions de plaisir. En ce sens, la « gamification » favorise la dépendance par la répétition d’une jouissance gratifiante qui semble assouvir les pulsions de l’individu. Cette mécanique pavlovienne « accroche » l’individu en intégrant sa participation dans une dynamique agonistique qui lui laisse l’impression d’avoir le plein contrôle sur ses activités, puisque ce sont ses « gains » et « victoires » qui le font progresser. Dans le contexte de l’« hyperindividualisme » où l’individu est mû par la recherche de la gratification, la « gamification » apparaît comme étant la forme toute désignée pour l’animer : l’individu agit selon ses pulsions pour obtenir une récompense. Cette recherche de gratification devient un droit que normalise l’individu sans prendre conscience de ce qu’il perd comme libre arbitre. Tout ce qu’il cède en conditionnement peut alors mener à une forme de dépendance difficile à remettre en question, la « gamification » étant présentée comme « inoffensive » et socialement acceptée.

Or, dans ce contexte, le concept même de jeu est instrumentalisé et perverti, faisant de la liberté de l’individu une liberté factice de rester connecté afin de produire des traces numériques, d’augmenter sa consommation et, de ce fait, la productivité du système marchand. L’angoisse que pourrait susciter la prise de conscience de cette perte réelle de libre arbitre est subsumée par un sentiment de sécurité de « faire partie de la société (de consommation) ». Les stratégies de « gamification » paraissent rassurantes, d’autant plus qu’elles ne sont (pour l’instant) que très rarement remises en question. Plus encore, la dépendance pouvant être conditionnée par la « gamification » est valorisée par l’ensemble du système de production marchand au lieu d’être dénoncée par la société par une série de mises en garde et autres mesures sociales – comme le sont certaines toxicomanies.

En effet, l’esthétique de la « gamification », l’organisation du sens, ce rapport au monde et cette façon d’interagir sont reproduits sur un ensemble d’applications (apps) et plateformes que les individus utilisent quotidiennement et auxquelles ils s’habituent de plus en plus : Facebook, Foursquare, Nike +,Instagram, etc. Une utilisation qui pourrait être jugée excessive ne l’est plus lorsqu’une majorité adopte ce comportement et le normalise. La dépendance ne signifie alors plus une perte de contrôle sur son comportement (c’est-à-dire une perte de libre arbitre dans ses actions), mais prend le sens de ce qu’une société a besoin de se représenter comme « anormal » pour s’assurer du comportement « normal ». Pour cette raison, on jugera addict celui qui joue vingt ou trente heures par semaine aux jeux vidéo (sans considérer que le joueur peut demeurer dans un rapport de libre arbitre par rapport à son activité), mais on hésitera à poser le même jugement sur celui qui passe autant de temps sur une série de plateformes en ligne « gamifiées » qui conditionnent complètement son comportement à des fins marchandes. Le sujet « hyperindividuel » se trouve ainsi, malgré lui, enfermé dans des sentiers de consommation qu’il ne contrôle pas, tout en étant persuadé d’être totalement libre de ses choix et accepté socialement.

Quels effets sociaux néfastes ?

Ayant ainsi établi que des comportements et des états physico-psychiques peuvent trouver écho hors de la stricte corporalité humaine en étant intégrés à des dynamiques sociales (ici, socioéconomique), nous pouvons établir un équivalent « social » à la dépendance, soit la répétition en boucle d’une dynamique dont le sujet n’est pas entièrement maître. Cependant, demeure la seconde partie de la définition de la dépendance que nous avons adoptée : quels sont les effets négatifs de cette dynamique ? Ici, le défi est double. D’une part, il faut poser ce constat de négativité à partir d’une posture objective, immunisée du sociohistorique et de sa pluralité/relativité des discours, et ce, tout en reconnaissant justement l’apport effectif du sociohistorique dans le même cadre explicatif.

Les travaux de Simondon s’avèrent ici pertinents pour comprendre ce double rapport. Non sans évoquer une posture heideggérienne, Simondon définit l’individu comme une phase d’un processus global d’individuation. Au-delà de la présence de l’individu dans l’ontique et le sociohistorique, il y a un processus ontologique (génétique) à l’œuvre qui assure l’individuation, soit la perpétuation des individus et des sociétés dans le temps. Autrement dit, au-delà de la relativité/pluralité des formes sociohistoriques, il est possible d’adopter une position ontologique qui surplombe le sociohistorique : le processus de (re)production comme tel. De plus, toujours dans une optique heideggérienne, Simondon insiste sur le fait que cette reproduction se fait toujours concrètement, c’est-à-dire qu’elle est également liée aux conditions sociohistoriques dans lesquelles elle se réalise (Simondon parlait du milieu effectif comme cofacteur déterminant de l’individuation). Autrement dit, le processus de reproduction se réalise selon des modalités et les formes sociohistoriques en tant que mode de reproduction spécifique. Sous cet angle, notre question pour déterminer si dépendance il y a devient : quelles sont les modalités du mode de reproduction sociale dont fait partie la dynamique de l’« hyperindividualisme » et celles-ci ont-elles des conséquences néfastes sur la dynamique d’individuation comme telle (reproduction sociale) ?

Au sein de l’« hyperindividualisme », tous les je sont égaux dans leur libre arbitre. La contrepartie de cette dynamique sur le plan collectif est qu’aucun je (et, par le fait même, aucun discours ou aucune idéologie) ne peut donc légitimement assumer le pouvoir. Morcelée sous le poids d’une multitude de je, la société ne légitime plus alors son unité par la transcendance (l’idéologique et le politique), mais bien par ses processus d’autorégulation, ce que Freitag appelait le mode de reproduction décisionnel-opérationnel, soit « l’emprise croissante des logiques organisationnelles et systémiques en matière de régulation des pratiques et des rapports sociaux. (Freitag, 2003 : 44) ». Nous avons souligné, dans des écrits précédents (Mondoux, 2009, 2011, 2012), que ces logiques se trouvent cristallisées dans des rapports techniques fondés sur ce que Heidegger nommait la représentation anthropologico-instrumentale de la technique, soit une vision de la technique comme étant neutre et entièrement assujettie à son usager. Ainsi, tous peuvent bien se plier à la logique technique qui agit ici comme normative
(la dimension « ontologique » et heidegerienne de la technique comme pouvoir d’arraisonnement et révélation de la nature), tout en permettant sa libre utilisation (« hyperindividualisme » et appropriation individuelle). Mais, comme le soulignait Heidegger, ignorer la première dimension au profit du primat de la seconde induit de profonds dangers, soit de voir l’humain complètement subsumé par la technique.

Socialement, la prédominance contemporaine de la technique s’inscrit dans une dynamique en apparence « non idéologique » où la reconduction des moyens est devenue une fin en soi, une dynamique « qui ne repose sur rien d’extérieur à elle-même et qui est reformulée sans cesse par le développement de son propre langage d’autovalidation » (Negri Hartd, 2000 : 59). Opérationnel, autoréférentiel et totalisant, est ainsi créé un système technicien (Ellul, 1977) qui est, ainsi, non pas représenté comme une production symbolique et politique, mais bien comme un monde fermé (Edwards, 1996) ou un système-monde (Mondoux, Lacroix ; 2009). Comme le soulignait Lacan, quand le symbolique disparaît, l’imaginaire noue un lien très fort avec le réel. En d’autres mots : le système-monde, de représentation (discours/idéologie) qu’il est, en vient ainsi à prétendre incarner le monde en soi (révélation directe sans médiation symbolique, idéologique ou politique). Ainsi, nous ne sommes plus en société, mais bien dans un système ; on ne dit plus capitalisme, mais économie ; la base du social est formée non pas de citoyens, mais de consommateurs

Les conséquences de cette dynamique sont majeures. La première est que le système-monde ne saurait connaître aucune extériorité, car cela annihilerait sa prétention d’incarner le monde en soi (on ne peut être à l’extérieur du monde). De ceci découle la nécessité de fonder les processus de socialisation (l’intégration au système-monde) sur la base même de l’impossibilité d’être en rapport d’extériorité par rapport au système, c’est-à-dire sur la surveillance et sur le contrôle ainsi banalisés[10]. Ceci soulève la question quant à savoir si d’une société disciplinaire (Foucault), puis d’une société de contrôle (Deleuze), nous ne serions pas en train de passer à une société où tous les individus seraient incontournablement et pleinement intégrés dans les processus de production eux-mêmes, comme l’atteste l’intégration croissante de toutes les activités humaines au sein de l’économie du numérique en misant sur leurs pulsions via la « gamification » généralisée. Sur le plan individuel de cette dialectique globale, ce sont les comportements « hyperindividualistes » qui induisent la dynamique de surveillance : le sujet « hyperindividualiste » désire s’exprimer et se rendre visible de façon répétitive, contribuant ainsi à la banalisation de la surveillance. Le possible avènement d’une telle société constituerait bel et bien un « effet négatif »…

La seconde conséquence est, à notre avis, encore plus problématique. Si nous sommes entièrement intégrés à même des processus de production et que l’on ne peut y échapper, on peut légitimement se demander si le cauchemar heideggérien d’un Dasein confondant son destin avec celui de la technique n’est pas en voie de se réaliser. En ce sens, les individus perdraient/nieraient la dimension collective de leur individualité, c’est-à-dire la capacité d’établir des rapports idéologiques et politiques afin de prendre en main leur destin collectif.

Voilà pourquoi, à l’instar de Stiegler, qui du concept de misère symbolique en arrive à envisager la perte possible de l’individuation elle-même, nous croyons que nous sommes ici dans une zone névralgique du social, tout comme le sont les généticiens avec la reproduction humaine. Oui, nous sommes bien dans la dépendance : la répétition de comportements fondés sur la jouissance pulsionnelle, qui se perpétuent malgré la volonté des usagers et qui ont des effets négatifs sur l’individu et la société elle-même. Remédier à cette situation renouvèle plus que jamais les appels à l’interdisciplinarité entre la psychologie et la sociologie car, en plus de soigner l’esprit et le corps, il faut se confronter au système-monde et à sa technicité (performance, optimisation, rationalisation, mode d’emploi, etc.) pour lui redonner sa patine idéologique et le réintroduire dans l’arène des débats et des discussions, pavant ainsi la voie à des efforts normatifs fondés sur l’éthique.

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Notes

[1] ^Soulignons que, toute sa vie, Gary Becker (prix Nobel de 1992) a cherché à étendre le champ d’application de la théorie du choix rationnel à un ensemble très vaste de comportements humains (criminalité, consommation de biens culturels et de drogues, mariage et divorce, etc.), visant explicitement à faire de celle-ci « la » théorie générale des comportements humains.
[2] ^Selon le Grand Robert de la langue française (2001), l’ontique signifie « de l’être concret de l’expérience, ou « étant » »
(par opposition à ontologique).
[3] ^Il en va de même avec les études actuelles sur la causalité entre la pratique des jeux vidéo et la violence comportementale.
[4] ^ Entrevue accordée au magazine WeaveAir, http://www.weave-air.eu/entretien-avec-bernard-stiegler-marketing-et-innovation/, site accédé le 10 juin 2013.
[5] ^ Il est à noter que nous assistons à l’émergence de nouvelles pratiques dites « marketing neuronal » où, essentiellement,
il est question d’interagir avec le consommateur en contournant littéralement sa rationalité.
[6] ^Sur la page d’accueil du site de www.gamification.org (consulté le 2 juin 2013).
[7] ^Rémi Sussan, http://owni.fr/2011/03/10/le-double-jeu-de-la-gamification (consulté le 6 juin 2013).
[8] ^www.badgeville.com (consulté le 6 juin 2013).
[9] ^Le mot ludification est la traduction française désormais passée dans l’usage de « gamification ».
[10] ^Les récentes révélations aux États-Unis au sujet de l’écoute électronique de la NSA dont faisait partie toute la population américaine illustrent bien cette tendance.

Tous droits réservés © Drogues, santé et société, 2013

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