MAGALI DUFOUR, SÉVRINE PETIT, NATACHA BRUNELLE /
Magali Dufour, Professeure, Faculté de médecine et des sciences de la santé, Université de Sherbrooke

Sévrine Petit, Faculté de l’Éducation Permanente (criminologie), Université de Montréal

Natacha Brunelle, Professeure, département de psychoéducation, Université du Québec à Trois-Rivières

Correspondance :
Magali Dufour, Faculté de médecine et des sciences de la santé
Université de Sherbrooke (Campus Longueuil)
150, Place Charles-Le Moyne, Bureau 200
Longueuil (QC)
Canada
J4K 0A8
Tél. : 450 463-1835, poste 61847
Courriel : Magali.Dufour@usherbrooke.ca

Remerciements
Les auteurs souhaitent remercier tous les assistants qui ont participé au premier volet de cette étude. Cette recherche a été possible grâce à la subvention obtenue dans le cadre des actions concertées : Jeu Internet du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC).

Résumé

Le poker est le jeu de hasard et d’argent ayant connu la plus grande progression dans les dernières années. Certains joueurs de poker québécois investissent beaucoup de temps et d’argent dans cette activité. Or, les motivations sont étroitement liées aux habitudes de jeu et même à la sévérité des conséquences qui y sont associées. Des entrevues semi-structurées ont été effectuées auprès de vingt joueurs de poker afin d’explorer les motivations amenant les joueurs de poker à pratiquer cette activité. Les résultats montrent que les joueurs distinguent le poker des autres jeux de hasard et d’argent en mettant l’accent sur les habiletés et la stratégie présentes au poker. Ils jouent au poker pour avoir du plaisir, pour l’aspect social, la stimulation intellectuelle, la compétition, l’adrénaline et l’appât du gain, pour passer le temps et, certains, pour en faire une éventuelle carrière. Les entretiens ont également permis de mettre en lumière de nombreuses fluctuations dans les motivations. Les motivations sont dynamiques en fonction de la modalité de pratique du poker et du moment dans la trajectoire de jeu du participant.

Mots clés : poker, motivation, étude qualitative

Why poker is the game that increased the most in recent years ?Qualitative study about players motivations.

Abstract

Poker is the game that increased the most in recent years. Some Quebec poker players invest a lot of time and money in this activity. However, the motivations are closely related to gambling and the severity of the problems. Semi-structured interviews were conducted with 20 poker players to better understand what motivates them to engage and maintain their participation in poker. Participants were recruited from a pool of 200 players who took part in a larger quantitative study. Results show that players engage in poker for many different reasons: enjoyment; social interactions; intellectual stimulation; competition and adrenaline rush; lure of winning money; pass time ; and, for some, make a living out of it. The interviews also highlighted the dynamic nature of the motivations a function of the medium in which poker is played and the stage at which players are in their gambling pattern.

Keys words: poker, motivation, qualitative study

Por qué es tan atractivo el póker ? Estudio cualitativo de las motivaciones de los jugadores en sala y en Internet

Resumen

El póker es el juego de azar y de dinero que ha conocido el mayor progreso en los últimos años. Algunos jugadores de póker quebequenses invierten mucho tiempo y dinero en esta actividad. Sin embargo, las motivaciones están estrechamente ligadas a los hábitos de juego e incluso a la severidad de las consecuencias que se vinculan con ellos. Se llevaron a cabo entrevistas semi–estructuradas con alrededor de veinte jugadores de póker para explorar las motivaciones que los llevan a practicar esta actividad. Los resultados indican que los jugadores distinguen el póker de los demás juegos de azar y de dinero poniendo el acento en las habilidades y la estrategia que el juego requiere. Juegan al póker para tener placer, por el aspecto social, por la estimulación intelectual, la competencia, el afán de ganar dinero, para pasar el tiempo y, en algunos casos, para transformarlo en una posible carrera. Las entrevistas permitieron además poner de relieve numerosas fluctuaciones en las motivaciones. Estas últimas son dinámicas en función de la modalidad de práctica del póker y del momento en la trayectoria de juego del participante.

Palabras clave: póker, motivación, estudio cualitativo

Les jeux de hasard et d’argent (JHA) sont des activités pratiquées par une grande majorité de la population nord-américaine. Selon les enquêtes épidémiologiques, 71 % des populations adultes canadienne et québécoise rapportent avoir parié ou dépensé de l’argent sur l’une ou plusieurs formes de JHA au cours de l’année précédant l’enquête (Kairouz et coll., 2010 ; Wood et Williams, 2009). À l’heure actuelle, le JHA gagnant le plus en popularité est le poker, particulièrement le Texas Hold’em (Chevalier et Pastinelli, 2008 ; Griffiths et coll., 2010 ; Liley et Rakow, 2010 ; McCormacks et Grifftihs, 2012 ; Shead et coll., 2008 ; Wiebe et Kauffman, 2006 ; Wood et Williams, 2009). Ce jeu complexe, aux mille facettes, implique à la fois les mathématiques, la psychologie et le hasard (Siler, 2010). Il est devenu omniprésent dans notre société et est offert dans une variété d’endroits et de modalités (en salle, sur Internet, entre amis ou dans les casinos). Certains auteurs iront même jusqu’à parler de « pokermanie » pour décrire l’engouement envers le poker qu’ont les artistes, les médias et les joueurs (Chevalier et Pastinelli, 2008 ; Mitrovic et Brown, 2009). Alors que 4,7 % des adultes québécois jouent au poker (Kairouz et coll., 2010), relativement peu d’études se sont intéressées aux joueurs de poker (Bjerg, 2010 ; Dufour et coll., 2012 ; Hopley, Dempsey et Nicki, 2012 ; Hopley et Nicki, 2010 ; Radburn et Horsley, 2011 ; Shead et coll., 2008).

Jusqu’à présent, les premières recherches ont surtout porté sur la description joueurs de poker, souvent des universitaires, ne jouant que selon l’une ou l’autre des modalités (en salle ou en ligne) (Griffiths et Barnes, 2008 ; Griffiths et coll., 2009 ; Shead et coll., 2008). Les premiers résultats de recherche rapportent des prévalences élevées de problème de jeu pathologique, prévalences supérieures chez les joueurs de poker en ligne (Dufour et coll., 2009 ; Hopley et coll., 2011 ; Jonsson, 2009 ; Shead et coll., 2008 ; Wood et coll., 2007). Par exemple, l’étude de Wood et ses collaborateurs (2007), menée auprès de 422 étudiants universitaires britanniques qui se définissaient eux-mêmes comme étant des joueurs de poker Internet, rapporte des prévalences de 18 % de joueurs pathologiques probables et de 30 % de joueurs à risque (Wood et coll., 2007). D’autres études réalisées auprès de joueurs de poker sur Internet rapportent aussi de fortes prévalences de jeu pathologique (entre 8 % et 9 %) et de jeu problématique (entre 12 % et 38 %) (Dufour et coll., 2009 ; Jonsson, 2009 ; Hopley et Nicki, 2010).

Les problèmes de jeu chez les joueurs de poker semblent liés à un manque de discipline, à certaines de leurs croyances en ce qui a trait à la place du hasard, à des dépenses importantes, à une grande fréquence et à un nombre d’heures consacrées au jeu plus élevé, au stress vécu et même au fait d’avoir un locus de contrôle interne (Bjerg, 2010 ; Griffiths et coll., 2010 ; Hopley et coll., 2011). En fait, chez les joueurs de poker, une grande variabilité étiologique des problèmes de jeu semble présente (Bjerg, 2010). Le poker et ses adeptes professionnels et amateurs posent donc différents défis en ce qui a trait aux facteurs de risques pouvant conduire au développement d’un problème de jeu (Bjerg, 2010 ; McCormack et Griffiths, 2012).

Alors que les premières études laissent penser que les joueurs de poker et particulièrement ceux sur Internet présentent un niveau de risque élevé, les études renseignent peu sur les motivations des joueurs. Pourtant, comprendre pourquoi les personnes jouent est une question fondamentale (Binde, 2013). De fait, la motivation s’avère être un déterminant important de l’intensité des activités de jeu, du temps consacré et de l’argent misé lors de cette activité (Chantal, Vallerand et Vallières 1995). Or, une étude épidémiologique indique que, chaque année, les joueurs de poker québécois jouent en moyenne trente-sept fois et dépensent en moyenne 2 614 $, ce qui représente trois fois plus d’argent que ce qui est dépensé pour les autres JHA (713 $ JHA vs 2614 $ poker) (Kairouz et coll., 2010). L’investissement de temps et d’argent de certains joueurs de poker souligne l’importance de s’intéresser et de comprendre les raisons contribuant à leurs habitudes liées au poker.

Selon Vallerand et Thill (1993) « le concept de motivation représente le construit hypothétique utilisé afin de décrire les forces internes et/ou externes produisant le déclenchement, la direction, l’intensité et la persistance du comportement dirigé vers un but ». Différents modèles de classification des motivations existent (Binde, 2013 ; Cooper et coll., 1992 ; Lee, Chae, Lee et Kim, 2007 ; Ryan et Deci, 2000 ; Stewart et coll., 2008). Parmi ceux utilisés en dépendance et en JHA se trouve le regroupement des motivations de Stewart et Zack (2008). Ce modèle précise trois groupes de motivations : 1) des motivations de « coping », la personne joue afin de s’évader ou de s’échapper à des émotions désagréables ; 2) des motivations sociales, la personne joue afin de socialiser et d’être avec un groupe d’amis ; 3) des motivations pour intensifier l’humeur positive, la personne joue pour obtenir des sensations fortes agréables (Stewart et Zack, 2008). Peu importe le modèle présenté, il semble que certaines motivations, notamment celles qui sont liées à la régulation de l’humeur, soient associées à la sévérité des habitudes de JHA (Stewart et coll., 2008 ; Yip et coll., 2011).

Jusqu’à présent, les études s’intéressant à la motivation des joueurs de poker ont été réalisées majoritairement auprès des joueurs sur Internet (Hopley et Nicki, 2010 ; Wood et Griffiths, 2008 ; Wood et al., 2007a). Selon les résultats de Wood et collaborateurs (2007a), il semble que les étudiants joueurs de poker jouent pour une grande variété de raisons dont : pour faire de l’argent, pour l’excitation, pour chasser l’ennui et pour développer des habiletés (Wood et al., 2007a). Ayant regroupé les étudiants en trois catégories, soit les joueurs sociaux, les joueurs ayant certains problèmes et les joueurs possiblement pathologiques, ces chercheurs ont pu remarquer que jouer pour l’excitation et jouer pour gagner de l’argent représentaient les motivations principales pour les individus des trois sous-groupes. Cependant, les joueurs possiblement pathologiques mentionnaient davantage le fait de jouer pour fuir leurs problèmes et de jouer parce qu’ils se sentaient chanceux (Wood et al., 2007a). L’étude de Hopley et Nicki (2010) corrobore les motivations chez les joueurs sur Internet. Parmi les motivations mentionnées, en première position, on retrouve pour gagner de l’argent (48 %), pour développer des habiletés (12 %), parce que l’on se sent chanceux (11 %), pour avoir du plaisir (5 %), pour relaxer (4 %), pour échapper à ses problèmes (4 %), pour contrer l’ennui (3 %). Malgré les nombreuses motivations rapportées par les joueurs, seul contrer l’ennui semble associé avec les problèmes de jeu pathologique (Hopley et Nicki, 2010).

Pour sa part, l’étude de Wood et Griffiths (2008) s’est concentrée uniquement sur le jeu Internet en rencontrant vingt-quatre joueurs suédois dans des contextes de groupes de discussion. En ce qui concerne les motivations des joueurs, Wood et Griffiths (2008) montrent que les joueurs occasionnels jouent sur Internet pour la commodité de cette modalité de pratique, pour la possibilité de jouer à peu de frais, pour chasser l’ennui et pour les interactions sociales. Les joueurs professionnels, quant à eux, jouent davantage pour gagner de l’argent.

Par ailleurs, deux études se sont intéressées aux joueurs de poker en salle (Bradley et Schroeder, 2009 ; Mitrovic et Brown, 2009). Ainsi, Mitrovic et Brown (2009) rapportent que les problèmes de JHA sont liés à la motivation de faire de l’argent. Pour sa part, l’étude de Bradley et Schroeder (2009) a été réalisée auprès des joueurs de poker ne misant aucun argent réel. D’après leur observation de trente-sept tournois américains, il semblerait que les joueurs de poker soient motivés par l’éventualité de gagner un statut de joueur régulier (statut prestigieux dans le milieu), par le fait de socialiser et par le fait d’améliorer ses habiletés au poker (Bradley et Schroeder, 2009).

En résumé, les joueurs de poker présentent une multitude de motivations dont certaines, notamment celles liées à l’argent, semblent associées aux problèmes de JHA. Ces études intéressantes ne se sont toutefois jamais attardées à l’ensemble des joueurs de poker (ceux sur Internet et en salle) ni à l’influence que peut avoir la modalité de jeu sur leurs motivations. De plus, ces études quantitatives ont toujours eu un devis transversal ne prenant pas en compte la possible variation des motivations. Or, une étude récente a démontré l’influence que peut avoir le changement des motivations sur la consommation d’alcool à risque (Patrick et Schulenberg, 2011). Enfin, presque toutes ces études sont de nature quantitative et elles ne permettent pas de laisser émerger le point de vue du joueur sur son activité et sur sa situation. Par conséquent, de nouvelles études de nature plus qualitative, s’intéressant à la perspective de tous les joueurs de poker, tant sur Internet qu’en salle, sont nécessaires afin d’examiner en détail les différentes motivations et les fluctuations possibles (Wood et al., 2007a). Cet article répondra donc à une question simple, mais essentielle : chez les joueurs de poker sur Internet et en salle, quelles sont les motivations spécifiques à jouer aux différentes modalités de poker ?

Méthode

Participants

Ces données sont issues d’une étude transversale mixte[1] combinant une méthode quantitative et qualitative afin de documenter et de comparer le profil des joueurs de poker sur Internet à celui de joueurs de poker en salle. Pour participer à cette étude, tous les joueurs devaient être âgés d’au moins 18 ans, se définir comme un joueur de poker et y jouer avec de l’argent réel. Pour le volet quantitatif, deux cents joueurs de poker ont été recrutés dans différents endroits où jouent les joueurs de poker (casino, tournois dans les bars, tournois en salle) (Dufour & al., 2009). Pour répondre aux objectifs de cet article, seules les données du volet qualitatif seront utilisées.

L’échantillon de joueurs ayant participé au volet qualitatif de ce projet a été constitué à partir des participants au volet quantitatif. Afin de sélectionner les participants au volet qualitatif, les candidats devaient : 1) jouer de l’argent réel au poker sur Internet et en salle ; 2) habiter à moins d’une heure d’un grand centre urbain[2]; 3) parler le français ; 4) avoir accepté de participer au volet qualitatif de l’étude. Afin d’obtenir la vision de l’ensemble des joueurs (du non-problématique au pathologique) et de ne pas surreprésenter un groupe, les joueurs sélectionnés pour ce volet qualitatif devaient reproduire la distribution obtenue par l’échantillon global à l’ICJE (Ferris et Wynne, 2001. Au total, un échantillon de convenance de vingt joueurs de poker a participé à ces entrevues.

Presque tous les interviewés sont des hommes (18 sur 20). Ils sont âgés de 18 à 45 ans (moyenne : 28,8 ; écart-type de 8,5 ans). La moitié des joueurs sont en couple ou mariés. Le dernier niveau de scolarité complété est le secondaire pour le quart de l’échantillon, le collégial pour huit personnes et sept participants ont fait des études universitaires. Le revenu moyen des participants est de 29 088 $ (écart-type 20 437 $). Trois quart des joueurs se décrivaient comme étant des joueurs intermédiaires, alors que cinq se percevaient comme étant des « experts ou des professionnels ». En ce qui a trait à la sévérité des problèmes de jeu tels qu’évalués par l’Indice canadien de jeu excessif (ICJE) (Ferris et Wynne, 2001), quatre joueurs étaient considérés comme n’ayant aucun problème, sept joueurs à faible risque, sept joueurs à risque modéré et deux joueurs pathologiques probables. Bien que tous les joueurs pratiquaient le poker tant sur Internet que sur table, 75 % se considéraient comme étant des joueurs sur Internet (passaient les trois quarts et plus de leur pratique sur Internet) et 25 % se considéraient comme étant des joueurs en salle (passaient les trois quarts et plus de leur pratique sur table (au casino, en salle ou entre amis). C’est sur la base de cette information que la comparaison entre les joueurs sur Internet et les joueurs en salle a été effectuée.

Procédure

Parmi les cent-quatorze participants admissibles au volet qualitatif, vingt-neuf ont été contactés au téléphone par la coordonnatrice du projet afin d’être invités à participer au volet qualitatif de cette étude. Le choix des participants à contacter se faisait de façon aléatoire à partir de la liste des cent-quatorze participants tout en respectant le nombre maximum de personnes dans chacune des catégories de l’ICJE. Cinq tentatives pour joindre les participants étaient effectuées avant de passer au participant suivant. Parmi les vingt-neuf personnes contactées, trois n’ont pas rappelé, un a refusé de participer par manque de temps et cinq ne jouaient pas de l’argent réel à l’une ou l’autre des modalités (sur Internet ou en salle). Au total, nous avons rencontré vingt participants.

Des entrevues individuelles semi-structurées (Poupart, 1997) ont été menées auprès de chacun de ces joueurs[3]. L’entrevue était séparée en deux parties. La question de départ de la première partie était : « J’aimerais que vous me parliez de l’ensemble de vos habitudes de jeux de hasard et d’argent. » Ensuite, la trajectoire des habitudes de poker et le vécu expérientiel du poker dans toutes ses formes (en tournoi ou en cash game) et dans toutes ses modalités (en salle ou sur Internet) étaient explorés en profondeur. Afin de s’assurer de bien comprendre le point de vue des participants, l’intervieweuse avait le souci de faire préciser à quel type de poker (sur Internet ou en salle) le joueur faisait référence lorsqu’il abordait un sujet ou une motivation en particulier. Enfin, l’intervieweuse possédait une liste de thèmes à aborder si le joueur ne les abordait pas spontanément au cours de l’entrevue (l’expérience plus spécifique sur table et sur Internet, l’initiation au poker, les aspects appréciés, les aspects négatifs du jeu, le contexte de la pratique, les objectifs et les motivations). Il est à noter que rares sont les fois où les thèmes ont été introduits par l’intervieweuse au cours des entrevues, mis à part la perception des problèmes de jeu. Les entrevues duraient, en moyenne, quatre-vingt-dix minutes, et le participant recevait, en guise de remerciement, un chèque-cadeau de 30 $ échangeable dans une épicerie.

Analyse

Bien que nous ayons réalisé et analysé vingt entrevues, la saturation empirique a été atteinte après une quinzaine d’entretiens. Toutes les entrevues ont été enregistrées, retranscrites sous forme de verbatim en utilisant des noms fictifs, puis analysées pour comprendre l’expérience et les motivations des joueurs. L’analyse des entretiens semi-structurés a été réalisée selon la méthode d’analyse du contenu thématique (Ghiglione et Matalon, 1998 ; Miles et Huberman, 1994).

Chaque entretien a été enregistré pour être retranscrit dans le logiciel Nvivo 8.0. Comme recommandé par Ghiglione et Matalon (1998), l’analyse des verbatim s’est faite en trois grandes étapes : 1) À la suite d’une première lecture des verbatim et prenant en compte la littérature scientifique auprès des joueurs de poker, une grille de codification a été développée. Cette grille fut notamment adaptée à partir de la grille d’entretien et du contenu émergent des trois premiers entretiens afin de s’assurer de rester fidèle aux préoccupations et propos des participants. De plus, les thèmes de cette grille ont été comparés aux motivations déjà documentées dans la littérature. 2) Sous la supervision des chercheuses responsables du projet, les entrevues ont été codifiées dans une analyse verticale par une auxiliaire de recherche, puis par une seconde auxiliaire pour la moitié des entretiens. Cette façon de procéder a permis de procéder à un accord interjuge afin de peaufiner la grille de codification et de s’assurer d’une uniformisation de la codification entre les assistants de recherche qui codifiaient les verbatim. 3) Par la suite, chaque thème a été repris pour procéder à une analyse transversale du matériel. C’est au cours de cette étape que les tendances qui seront ici présentées ont pu être mises en lumière.

Résultats

L’analyse des vingt verbatim des joueurs de poker a mis en lumière sept motivations dominantes dans le discours des participants. De fait, ils jouent au poker pour : 1) le plaisir ; 2) l’aspect social de l’activité ; 3) la stimulation intellectuelle ; 4) la compétition et l’adrénaline ; 5) l’appât du gain ; 6) passer le temps ; 7) faire une carrière. Ces motivations sont parfois associées plus spécifiquement à une modalité de poker (sur Internet ou en salle) qu’à une autre.

Le poker pour avoir du plaisir

Après la curiosité de départ, la motivation qui inciterait les joueurs à poursuivre le poker comme activité semble être le plaisir que le poker leur procure. De fait, le poker en salle, mais surtout celui joué lors de soirées entre amis, est défini comme un loisir ou un divertissement. L’objectif y est de passer un moment agréable tout en essayant de gagner la partie. Les participants décrivent alors le poker comme un passe-temps, un loisir comparable aux sorties entre amis ou à la pratique d’un passe-temps. Un petit budget serait ainsi prévu pour ces soirées :

« J’ai pas un besoin de jouer comme tel, je joue parce que j’aime ça, mais si je pouvais pas jouer, je jouerais pas là c’est pas… J’ai pas… C’est ça. C’est un divertissement donc je veux dire quand on peut pas se le payer, c’est pas plus grave que ça là ». (Luc p. 18)

Pour certains joueurs en salle, lors des parties jouées dans les organisations formelles, le plaisir passe par la victoire. Les joueurs apprécient la compétition qu’ils y vivent.

« Ben c’est surtout de finir premier là, peu importe mon but c’est pas de finir deuxième, troisième ou quatrième là, c’est tout le temps la première place, je me fous un peu de l’argent là. » (Olivier p. 14).

Il a toutefois été constaté que cette motivation se modifie avec la trajectoire des joueurs, particulièrement pour le joueur sur Internet. De fait, il semble y avoir des changements importants sur le plan du plaisir au fil de la pratique. Sur Internet, le plaisir semble diminuer avec le temps. Ainsi, ils commencent la pratique en ligne pour le divertissement, sans se soucier des résultats, avant que l’objectif devienne l’amélioration des performances mesurée souvent par les gains monétaires.

« Ben au début c’était vraiment l’fun, tsé c’était tout le temps, c’était nouveau. Justement c’était le fun, pis pourquoi que c’était l’fun, c’est parce que je connaissais pas la game vraiment… Je connaissais pas tous les trucs, pis j’essayais des choses que je savais même pas si c’était correct, mais je m’amusais. Maintenant là, c’est vraiment parce que je veux plus m’améliorer, puis je veux faire de l’argent, puis je te dirais au niveau du plaisir euh, c’est moins là. » (Benoît p. 4)

Le poker pour l’aspect social de l’activité

La motivation associée à la sociabilité du poker a été presque uniquement abordée par les joueurs en salle. Le poker aide à entretenir des liens avec le réseau social existant et à créer de nouvelles amitiés pour élargir ce réseau. Les participants rapportent d’ailleurs que le poker pratiqué entre amis offre une occasion pour les copains de se rencontrer de façon régulière afin de pratiquer leur passe-temps ensemble. En salle, le poker permet également de socialiser avec les adversaires. Ces contacts avec des individus partageant la même passion sont appréciés des joueurs.

« J’rencontre plein de gens différents, y en a qui sont agréables, d’autres moins là… mais, à la base c’est l’fun… Pis souvent j’va pas là tout seul, j’va là avec 2-3 chums, avec mon frère. Pis tsé, si t’es chanceux tu te ramasses à la table avec euh… à une des tables avec eux autres. » (Antoine p. 1)

Bien que très peu présents dans le discours des joueurs en ligne, ces contacts peuvent également être une motivation dans la pratique du poker sur Internet puisque des discussions virtuelles peuvent être établies.

Pour la stimulation intellectuelle

Il a été observé que les joueurs rencontrés, tant ceux jouant majoritairement sur Internet qu’en salle, accordaient une grande importance à la stratégie présente au poker. Cette stratégie agirait à titre d’incitatif au jeu.

« […] j’suis quelqu’un qui a toujours aimé les p’tites résolutions de problèmes ou les trucs comme ça là […] Pis, un p’tit peu pour entraîner ton cerveau t’sais, pis j’pense au poker t’as tout le temps à penser, t’as tout le temps à essayer de voir… tout le temps à essayer d’analyser des situations pis c’est quelque chose que j’aime bien. » (Guillaume p. 18)

Le jeu obligerait l’individu à calculer, à réfléchir aux bonnes décisions et à développer son esprit logique. Cette stimulation ferait partie intégrante du plaisir que procure le poker aux joueurs. Dès lors, les joueurs adopteraient des stratégies pour s’améliorer ; ils refuseraient de stagner dans leur jeu. Les interviewés mentionnent d’ailleurs fréquemment le désir de s’améliorer comme une motivation importante dans la continuité de la pratique de poker.

« Mes objectifs… Mieux jouer que la veille, moins d’erreurs que la veille. […] J’en fais toujours des erreurs j’en fais à tous les jours, à toutes les heures, toutes les minutes, mais c’est que le lendemain j’en fasse moins c’est juste ça. » (Etienne p. 10)

L’attrait pour la compétition/l’adrénaline

Lorsqu’il est question de l’attrait pour la compétition et de l’adrénaline reliée au poker, les joueurs font allusion à l’excitation qu’ils ressentent en tentant de battre les adversaires. L’aspect compétitif du poker, le désir de se dépasser soi-même, de vaincre les adversaires et l’intérêt pour le défi et la performance sont présents dans le discours des joueurs sur Internet et en salle. De même, le désir d’obtenir le respect des autres joueurs du milieu du poker et de se faire confirmer qu’ils sont meilleurs que la majorité des joueurs est exprimé par certains participants. Les joueurs se décrivent souvent comme étant des gens très compétitifs dans plusieurs facettes de leur vie et cela se traduit au poker par le désir de la victoire.

Cependant, cette motivation prend toute son ampleur lorsqu’il est question du poker en salle. Effectivement, la motivation financière n’est pas totalement exclue du poker sur table, mais devient secondaire par rapport à la recherche de la victoire, de la compétition et de l’adrénaline.

« […] l’avantage du tournoi à une table c’est que c’est très compétitif là, c’est … jouer un tournoi dans le fond, le but c’est de gagner. C’est pas juste d’accumuler des jetons ou quoi que ce soit, tu veux vraiment battre tes adversaires, puis c’est ça. » (Luc p. 10)

 « Même si sur certaines mains, il y a autant d’intensité devant un écran que sur une table quoi, tu peux avoir du mal à respirer devant ton écran aussi quoi. Quand tu mets ton tapis et que tu sais pas si l’autre va payer ou non et que t’es en train de mentir, je peux dire que ton cœur y bat pareil que quand t’es à une table quoi, ça c’est clair […] L’adrénaline est là pareil je dirais, sur les gros coups, sur les grosses mains. » (Sébastien p. 18)

« Hum… j’aime mieux jouer sur table, parce que t’as le thrill, le shake, checker des mains pis le cœur des fois là, t’sais tu te dis : « Bon ! » Quand ta main est forte, mais là tu te demandes tout le temps : « L’autre en a tu une plus forte que moi ? » (Lilianne p. 5)

Le poker, considéré par les sociologues comme un jeu de guerriers (Chevalier et Pastinelli, 2008), parce qu’il permet de prendre des risques, semble donc véritablement permettre aux joueurs, et plus particulièrement aux joueurs en salle, d’avoir des sensations fortes et de grandes décharges d’adrénaline.

L’appât du gain

L’argent est un concept central au poker et récurrent dans le discours des joueurs. Plusieurs des joueurs en salle et la totalité des joueurs sur Internet ont abordé spontanément la question et ont discuté longuement de leurs stratégies pour maximiser leurs gains. Bien que certains joueurs voient le poker en ligne comme une activité qui se pratique à temps perdu, pour près de la moitié des participants, le poker sur Internet en est venu à être comparé à une forme de travail. Dès lors, l’argent joué n’est plus conceptualisé comme une dépense, mais comme un investissement à faire croître. L’appât du gain devient souvent la motivation principale dans la poursuite de l’activité. De fait, les entrevues ont permis de constater que la motivation pécuniaire est particulièrement présente lorsque le jeu est pratiqué sur Internet, qui est considéré comme étant plus rapide que le jeu sur table. Certains expliquent que, sans la possibilité de profit, ils ne perdraient pas leur temps à y jouer.

 « […] ben sûr l’argent qui va avec… dans le sens que je suis pas si sûr que je jouerais sur Internet si je faisais pas d’argent. » (Benoît p. 4)

Certains souhaitent augmenter la valeur de leur bankroll, soit le capital financier spécifiquement mis de côté pour le poker, afin de pouvoir jouer à des limites plus élevées par la suite. Environ la moitié des joueurs considère le poker sur Internet comme une source de revenus (principal ou d’appoint) :

 « […] Pis j’essaie aussi de me… de voir ça comme une source de revenus supplémentaires, comme à chaque deux semaines je vais essayer de commander mon soixante-quinze piastres. […] fait que j’essaie d’équilibrer ça, à chaque fois que j’ai une paye à la job, de recevoir ce chèque-là en même temps. » (Rémi p. 34)

Le poker est alors perçu comme une activité moins agréable, exigeant une grande discipline et générant un certain stress. L’appât du gain en vient même à modifier, chez les joueurs sur Internet, le sens, la définition qu’a cette activité pour la personne. Ainsi, le poker considéré comme une activité de loisir devient un travail. Ce changement de sens s’accompagne également de modifications des motivations. L’appât du gain devient central au détriment du plaisir.

« […] tu te concentres quasiment pour travailler… c’est quasiment du travail, parce que tu te dis crime, j’ai investi de l’argent pis je veux le faire fructifier faque… T’aimes ça aussi, mais tu t’attends à faire une piastre au bout de la ligne. » (Antoine p. 2)

« De faire le pas jusque-là des fois c’est difficile, parce que bon on met toujours notre argent en jeu, on ne sait pas toujours si on va gagner pis on n’a pas toujours le moral pour jouer, donc c’est vraiment de passer de conception de loisir à travail. » (Christian, p. 11)

Les joueurs apprécieraient toutefois le fait que ces profits soient gagnés dans un contexte d’autonomie contrairement à un emploi conventionnel (flexibilité d’horaire et du lieu de la pratique).

Le poker pour passer le temps

Parmi ceux qui ne retirent pas de profits et qui jouent davantage au poker pour le plaisir, certains mentionnent qu’ils jouent au poker en ligne afin de combler les vides dans leur horaire.

 « […] je me dis : « Ah, regarde ! J’ai un petit quinze, vingt minutes, une demi-heure ou… » Même dans l’après-midi t’sais je dis : « Ah ! J’ai une demi-heure à jouer avant d’aller travailler ou de faire autre chose. » Quand je fais mon lavage, je me dis : « Ah ! » J’ai pas envie de lire, j’ai envie de passer le temps un peu pis j’ai pas envie d’écouter la télé. » (Jean p. 21)

Ils voient le poker en ligne comme une façon de passer le temps ou comme une activité à combiner à une tâche ménagère. Toutefois, ces individus espèrent éventuellement pouvoir gagner de l’argent grâce au poker en ligne. Ce dernier étant plus accessible que le poker sur table et exigeant moins d’organisation (il n’y a pas à trouver de partenaires de jeu), certains joueurs le pratiquent lorsqu’il leur est impossible de jouer en salle.

La possibilité de faire carrière au poker

Après avoir commencé la pratique du poker, certains joueurs choisissent d’en faire une carrière, alors que d’autres y aspirent.

« […] Pis, dans le fond, c’est ça là, moi t’sais j’ai moins de vingt ans pis c’est mon rêve de devenir professionnel, pis j’ai tu vraiment le goût d’arriver à quarante ans pis de me dire : « Bah ! Oui j’ai réussi ma vie pis mais j’ai tu vécu mon rêve ? » Pas vraiment là, t’sais mon but c’était de jouer au poker dans vie pis t’as une vie pis tu peux même pas profiter de ta vie pis d’essayer de vivre tes rêves, c’est stupide là. » (Olivier p. 24)

Certains ont déjà actualisé ce rêve. Si un joueur poursuit ses études, mais a quitté son emploi à temps partiel pour que le poker devienne sa seule source de revenus, quatre autres ont choisi, quant à eux, de devenir joueurs de poker à temps plein ou encore organisateurs de tournois de poker. Quelques autres joueurs aspirent à devenir des professionnels dans un avenir proche ou plus lointain. Le manque de motivation ou l’insatisfaction face à l’emploi actuel peut inciter les joueurs à se tourner vers le poker comme alternative à un travail régulier.

« J’ai arrêté mes études parce que j’étudiais dans quelque chose qui m’intéressait pas, pis je savais pas encore dans quoi m’orienter, pis quand j’ai commencé à jouer au poker, c’était comme ça a comme pris plus de place dans ma vie. » (Nicolas, p. 14)

Discussion

Cette étude a permis de mettre en lumière de nombreuses motivations chez les joueurs de poker québécois. Si le vocabulaire utilisé diffère légèrement, il appert que les motivations déjà relevées dans les études précédentes le sont presque toutes ici également (Bradley et Schroeder, 2009 ; Hopley et Nicki, 2010 ; Mitrovic et Brown, 2009 ; Wood et coll., 2007). Ainsi, les motivations pour l’argent, pour le plaisir, pour passer le temps, pour la compétition, pour devenir meilleur et pour socialiser ont déjà été observées dans les études quantitatives chez les joueurs de poker (Hopley et Nicki, 2010 ; Wood et coll., 2007).

Comme observé chez les joueurs de poker sur Internet, l’appât du gain semble une motivation centrale tant chez les joueurs de poker en ligne qu’en salle (Hopley et Nicki, 2010 ; Wood et coll., 2007). Le rôle de l’argent dans l’expérience et même dans la définition du plaisir des joueurs de poker laisse donc présager que l’excitation vécue en jouant serait intimement liée aux attentes de gagner de l’argent (Wulfert et coll., 2008). Par ailleurs, cet appât du gain semble influencer la présence d’autres motivations, notamment celle de la compétition et celle de faire une carrière. Puisque l’appât du gain est considéré comme un facteur de risque potentiel au développement d’habitudes problématiques (Mitrovic et Brown, 2009), il serait important, dans de futures études, de mesurer l’intensité et la persistance de cette motivation.

Alors que plusieurs études quantitatives abordaient le poker comme étant une entité unique, et ce, peu importe la modalité (sur Internet ou en salle), les participants à cette étude rapportent des motivations différentes selon la modalité jouée (sur Internet ou en salle). De fait, il semble que les participants jouant majoritairement sur table s’intéressent davantage au jeu pour le plaisir qu’il leur procure, pour la compétition et pour l’aspect social de l’activité. Ces motivations sont similaires à celles rapportées par les joueurs jouant avec de l’argent fictif (play money) (Bradley et Schroeder, 2009). Pour leur part, les joueurs sur Internet de cette étude semblent principalement motivés par l’appât du gain. Ce résultat similaire à ceux des autres études menées auprès des joueurs sur Internet (Hopley et Nicki, 2010 ; Wood et coll., 2007a ; Wood et Griffiths, 2008) souligne les enjeux liés à la modalité Internet. De fait, ces motivations différentes selon le type de joueur appuient l’idée que les joueurs de poker ne sont pas un groupe homogène et qu’il existe différents sous-groupes présentant des facteurs de risques différents pour chacun de ces groupes (Dufour, Brunelle et Roy, 2013). Enfin, les motivations telles la stimulation intellectuelle, le désir de performer et l’adrénaline semblent présentes chez l’ensemble des participants. Tous les joueurs de poker semblent être motivés par l’aspect stratégique intrinsèque au poker. C’est d’ailleurs la composante « stratégie », « habileté », qui a attiré ces joueurs au poker et qui rend, selon eux, ce jeu si différent des autres JHA (Dufour et coll., 2012).

Par ailleurs, le récit qualitatif a permis de mettre en lumière des changements dans les motivations des joueurs, fluctuations pouvant notamment être tributaires de la trajectoire. Par exemple, la notion de plaisir fut d’emblée abordée par les participants à l’étude. Chez plusieurs joueurs sur Internet, lorsque la pratique du poker est bien installée, de nouvelles motivations apparaissent, à savoir le désir de s’améliorer, de gagner de l’argent et, parfois même, le rêve de faire carrière dans le domaine. Les motivations semblent donc se modifier avec le temps et l’évolution des habitudes de jeu. Il est intéressant de constater que les résultats de cette étude se comparent à la conception de Becker (1985) qui analyse la façon dont un individu devient un fumeur de marijuana : c’est après avoir appris les techniques pour fumer, avoir appris à percevoir les effets et à y prendre plaisir, que le fumeur développera la motivation à la consommation. En ce sens, il est important de concevoir les motivations comme étant dynamiques et non pas statiques.

Contrairement aux autres études, nos joueurs de poker n’ont pas mentionné de motivations associées aux stratégies d’évitement ou à la motivation de fuir les problèmes (Hopley et Nicki, 2010 ; Mitrovic et Brown, 2009 ; Stewart et coll., 2008). En fait, aucun joueur n’a mentionné que le poker permettait d’échapper ou de soulager une humeur dysphorique. Au contraire, le discours des joueurs mentionnait l’importance d’être concentré, positif et d’humeur égale afin de conserver le contrôle sur leur jeu. L’importance du contrôle et de la stratégie sont d’ailleurs des thèmes récurrents dans le discours de ces participants. L’absence de ces motivations est peut-être tributaire du nombre restreint de joueurs ayant une problématique de jeu pathologique. De même, il est possible que la désirabilité sociale ait influencé le discours participant.

Bien que cette étude ait permis de mettre en lumière certaines motivations des joueurs de poker et les fluctuations pouvant être présentes, les résultats doivent néanmoins être interprétés dans les limites méthodologiques de cette étude. Tout d’abord, le nombre restreint de sujets doit être pris en compte, et ce, malgré la saturation empirique obtenue lors des analyses qualitatives. De plus, tous les participants sont autosélectionnés. Ce faisant, il est impossible de dire si les joueurs de poker participants sont représentatifs de l’ensemble des joueurs existants au Québec. De même, une proportion importante des participants s’est décrite comme étant des professionnels ou des experts. Il est possible que cette catégorie de joueurs soit surreprésentée et ait influencé l’émergence de certaines motivations, notamment celle de la compétition. Enfin, nous ne pouvons passer sous silence la motivation des joueurs à accepter l’invitation de participer à l’étude qualitative. De fait, certains joueurs semblaient utiliser cette étude pour promouvoir, de façon scientifique, la pratique de leur activité. L’extrait suivant, tiré d’un forum de discussion dans lequel les chercheuses avaient affiché une annonce pour recruter des participants, illustre le facteur de désirabilité sociale probablement présent.

« Mon commentaire pour avoir fait les deux entrevues […] j’ai vraiment apprécié parler de poker pendant quelques heures, et de contribuer à une étude, qui selon moi, a du potentiel. J’ai quitté les lieux en me disant que cette recherche allait avoir une chance de démystifier le monde du poker au grand public. De nous séparer des joueurs de machines et de nous mettre dans notre propre catégorie. Je suggère à tous d’y aller, on a rien à y perdre. » (Felixlechat, extrait du site de poker collectif, écrit le 28 février 2008)

Alors que cette étude jette un nouvel éclairage sur les différentes motivations et sur leurs fluctuations, elle souligne aussi de nouvelles questions. L’étude actuelle s’est concentrée sur l’expérience individuelle des joueurs. Or, au cours de la recherche, nous avons découvert que le poker représente un réel milieu de vie à l’intérieur duquel les règles, les normes informelles et les interactions sont nombreuses. Nous avons constaté l’importance des forums de joueurs sur Internet dans la trajectoire de chacun. Une analyse à caractère plus sociologique, incluant le contenu de ces forums, pourrait apporter un éclairage nouveau sur le « milieu du poker ». De même, il serait très intéressant d’approfondir les trajectoires de vie pertinentes des joueurs amateurs qui souhaitent devenir des professionnels. De cette manière, il sera possible d’évaluer les conséquences du poker à court et à moyen termes. Enfin, il serait intéressant que de futures études explorent les interactions possibles entre les différentes catégories de motivation. Par exemple : Est-ce que les joueurs sur Internet sont motivés à la fois par la stratégie, l’argent et le plaisir ? Y a-t-il des interactions entre les motivations qui placeraient certains joueurs plus à risque de développer des problèmes de jeu. Le poker étant un jeu différent des autres types de jeux de hasard et d’argent, il s’avère nécessaire de s’y intéresser plus spécifiquement.

Références

Becker, H.S. (1985). Outsiders. Étude de la sociologie de la déviance. Paris : Éditions A.M. Métailié.

Binde, P. (2013). Why people gamble: a model with five motivational dimensions. International Gambling studies, 13(1), 81-97.

Bjerg, O. (2010). Problem gambling in poker: Money, rationality and control in a skill-based social game. International Gambling Studies, 10(3), 239-254.

Bradley, C. et Schroeder, R.D. (2009). Because it’s Free Poker ! A Qualitative Analysis of Free Texas Hold’em Poker Tournaments. Sociological Spectrum, 29, 401-430.

Chantal, Y., Vallerand, R.J. et Vallières, E. (1995). Motivation and gambling involvement. The Journal of Social Psychology, 135(6), 755-762.

Chevalier, S. et Pastinelli, M. (2008, May). L’offre de jeu de poker sous toutes ses coutures ou la sociologie du poker. Présentation orale à l’ACFAS 76e, Québec, Québec.

Cooper, M.L., Russel, M., Skinner, J.B., Windle, M. (1992). Development and validation of a three dimensional measure of drinking motives. Psychological Assessment, 4, 123-132.

Dahl, F. A. (2002). A challenge to formal modeling of poker and bridge. Games and economic behavior, 40, 147-149.

Dufour, M, Brunelle, N., Richer, I & Petit, S. (2009). Le rôle du poker en ligne dans les trajectoires de jeu de hasard et d’argent. Rapport final préparé par le FQRSC.

Dufour, M., Brunelle, N., Roy, É. (2013). Are poker players all the same ? Latent class analysis. Journal of Gambling Studies. http://link.springer.com/article/10.1007/s10899-013-9429-y

Dufour, M., Petit, S et Brunelle, N. (2012). La perception du poker selon les joueurs adeptes : un jeu qui les distingue. Revue Criminologie, 45(2), 7-26.

Ferris, J. et Wynne, H. (2001). L’indice canadien de jeu excessif. Rapport final. http://www.ccsa.ca/CCSA/FR/Topics/Substances_Addictions/Gambling.htm

Fradet, N. (2008, May). La bataille des esprits. Présenté au 76e congrès de l’ACFAS Québec.

Global Betting and Gaming Consultants, 2009. http://www.gbgc.com/ consulted on October 6, 2009.

Griffiths, M. et Barnes, A. (2008). Internet Gambling: an online empirical study among student gamblers. International Journal of mental health addiction, 6, 194-204.

Griffiths, M., Parke, A., Wood, R. & Parke, J. (2006). Internet Gambling: An overview of psychosocial Impacts. UNLV Gaming Research and Review Journal, 10(1), 27-39.

Griffiths, M., Parke, A., Wood, R. Et Rigbye, J. (2009). Online poker Gambling in University students: Further findings from an online survey. International Journal of Mental Health and Addiction. Published online 25 Februrary 2009. Retrieved September 17, 2009, from http://www.springerlink.com/content/881357422np12870/

Hopley, A.A.B., Dempsey, K. et Nicki, R. (2011). Texas Hold’em online poker: a further examination. International Journal of Mental Health and Addiction, online first, fev. 2011.

Jonsson, J. (2009, March). Responsible gaming and gambling problems among 3000 Swedish Internet poker Players. Paper presented on the 2009 Conference-Alberta Gaming Research Institute, Banff, Alberta, Canada.

Kairouz, S., Nadeau, L et Paradis, C. (2010). Enquête ENHJEU-Québec. Portrait du jeu au Québec : Prévalence, incidence et trajectoires sur quatre ans. Rapport de recherche, Université Concordia.

Lee, H-P, Chae, P.K., Lee, H-S., Kim, Y-K. (2007). The five factor gambling motivation model. Psychiatry Research, 150, 21-32.

Liley J. et Rakow, T. (2009). «Probability estimation in poker: a qualified success for unaided -judgment. Journal of behavioral decision making, 23, 496-526.

Lloyd, J. Doll, H., Hawtin, K., Dutton, W.H., Geddes, J.R., Goddwin, G.M et Rogers, R.D. (2010). How psychological symptoms relate to different motivation for gambling: An online study of Internet gamblers. Biological Psychiatry 68, 733-740.

McCormack, A. et Griffiths, M.D. (2012). What differentiates Professional Poker players from recreational poker players ? A qualitative Interview Study. International Journal of Mental Health and Addiction, 10, 243-257.

Mitrovic, D.V. et Brown J. (2009). Poker Mania and Problem Gambling: A Study of Distorted Cognitions, Motivation and Alexithymia. Journal of Gambling Studie 25, 489-502.

Parke, A., Griffiths, M et Parke, J. (2005). Can playing poker be good for you ? Poker as a transferable skill. Journal of Gambling Issues, 14, 14-21.

Parke, J., Rigbye, J., Parke, A., Wood, R.T.A., Sjenitzer, J., & Vaughan Williams, L. (2007). The global online report: An exploratory investigation into attitudes and Behaviours of internet casino and poker players. eCOGRA (e-Commerce and Online Gaming Regulation and Assurance). Retrieved September 17, 2009, from http://www.ecogra.com/Downloads/eCOGRA_Global_Online_Gambler_Report.pdf.

Paillé, P., & Mucchielli, A. (2003). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Paris : Armand Colin.

Patrick, M.E. et Schulenberg, J.E. (2011). How Trajectories of reasons for alcohol use relate to trajectories of bing drinking: National Panel Data Spanning late Adolescence to Early Adulthood. Developmental Psychology, 47(2), 311-317.

Poupart, J. (1997). L’entretien de type qualitatif: considérations épistémologiques et méthodologiques. In J. Poupart, J.-P. Deslauriers, L.-H. Groulx, A. Laperrière, R. Mayer, & A. P. Pires (Eds), La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques (pp. 173-209). Boucherville : Gaëtan Morin Éditeur.

Responsible Gambling Council Poker Poll (2006). One-in-five Ontarians Play Poker for Money. Final Report prepared for the responsible gaming council. Retrieved October 5, 2009, from http://www.responsiblegambling.org/en/media/news_details.cfm ?ID=38&media=1

Ryan, R.M. et Deci, E.L. (2000). Intrinsic and extrinsic motivations: classic definitions and new directions. Contempory Educational psychology, 25, 54-67.

Shead, N.W., Hodgins, D.C. & Scharf, D. (2008). Differences between poker players and non-poker-playing gamblers. International Gambling studies, 8(2), 167-178.

Stewart, S. H., et Zack, M. (2008). Development and psychometric evaluation of a three-dimensional Gambling Motives Questionnaire. Addiction, 103, 1110-1117.

Stewart, S.H., Zack, M., Collins, P., Klein, R.M. et Fragopoulos, F. (2008). Subtyping Pathological Gamblers on the basis of affective motivations for gambling: relations to gambling problems, drinking problems, and affective motivations for drinking. Psychology of addictive behaviors, 22(2), 257-268.

Turner, N.E et Fritz, B. (2001). The effect of skilled gamblers on the success of less skilled gamblers. eGambling: the electronic journal of gambling issues, issue 5. Retrieved October 6, 2009, from www.camh.net/egambling/issue5/research/index.html.

Turner, N. (2009, March). Skill and chance in poker: does skill mean poker is not gambling ? Paper presented on the 2009 Conference-Alberta Gaming Research Institute, Banff, Alberta, Canada.

Vallerand, R.J., Thill, E.E. (1993). Introduction à la psychologie de la motivation. Laval : Éditions Études Vivantes.

Wiebe, J., Mun, P, & Kauffman, N. (2006). Gambling and problem gambling in Ontario 2005. Final Report prepared for the Responsible gambling Council. Retrieved October 19, 2009 from http://www.responsiblegambling.org/articles/gambling_and_problem_gambling_in_ontario_2005.pdf

Wood, R.T.A, Griffiths, M.D. et Parke, J. (2007). Acquisition, development, and maintenance of online poker playing in a student sample. Cyberpsychology and Behavior, 10(3), 354-361.

Wood, R.T. et Williams, R.J. (2009). Internet Gambling: Prevalence, patterns, problems and policy options. Final Report prepared for the Ontario Problem Gambling research center.

Wood, R.T.A et Griffiths, M.D. (2008, July). Why Swedish people play online poker and factors that can increase or decrease trust in poker Web sites: A qualitative investigation. Journal of Gambling Issues, 21, 80-99.

Wulfert, E., Franco, C., Williams, K., Roland, B., Maxson, J. H. (2008). The role of money in the excitement of gambling. Psychology of Addictive Behaviors, 22(3) 380-390.

Yip, S.W., Desai, R.A., Steinberg, M.A., Rugle, L., Cavallo, D.A., Krishan-Sarin, S., Potenza, M.N. (2011). Health/Fonctionning characteristics, Gambling behaviors, and Gambling-related motivations in adolescents stratified by gambling problem severity: Findings from a High School Survey. The American Journal on Addictions, 20, 495-508.

Notes

[1] ^Cette étude a été approuvée par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains : Lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke.

[2] ^Cette considération est d’ordre budgétaire. L’équipe de recherche se situant dans les régions de Montréal, Trois-Rivières et Québec, il était possible d’y conduire les entrevues pour mener à bien ce volet de la recherche dans les limites de la subvention.

[3] ^La plupart des entretiens (18 sur 20) ont été menés par la deuxième auteure de cet article. Celle-ci poursuivait alors des études supérieures dans lesquelles cette méthode de collecte de données était privilégiée. Elle possédait également une formation d’orientation clinique (criminologie) l’ayant outillée à intervenir auprès de populations diversifiées. Elle avait également en sa possession les coordonnées d’intervenants spécialisés vers lesquels elle pouvait diriger le participant s’il en manifestait le besoin.

Tous droits réservés © Drogues, santé et société, 2013