MARC PERRREAULT /

Les drogues et leurs usagers ont mauvaise presse. La plupart du temps, on n’en parle dans les médias que pour relater les méfaits et les problèmes pour lesquels on les tient responsables. La criminalité et la violence associées au trafic, tout comme les problèmes sociaux, familiaux et de santé – pour ne nommer que les images les plus courantes –, font partie des représentations communes véhiculées à leur sujet. Rarement parle-t-on des bienfaits potentiels des drogues et de l’alcool pour les personnes et encore moins pour la société. Il y a bien eu récemment, études à l’appui, la promotion d’un discours favorable à l’usage modéré du vin rouge pour la santé ou du cannabis pour ses effets antalgiques. Non seulement ce discours fait-il figure d’exception, mais il suffit que les résultats d’une étude soient diffusés pour que ceux d’une autre viennent aussitôt les contredire. En contexte moderne occidental, on n’en sort pas; dans l’opinion publique, les drogues relèvent davantage de l’ordre des problèmes à régler ou à contenir que des bienfaits à valoriser.

Multiples sont les raisons des représentations négatives à l’endroit des drogues et de leurs usages. Il n’y a pas lieu ici d’en faire l’inventaire ni d’en retracer l’historique. On ne peut toutefois ignorer l’origine relativement récente de ces représentations défavorables dans l’histoire de l’humanité. En effet, d’aussi loin que nous pouvons reculer dans le temps alors qu’ils étaient utilisés, les psychotropes ont rempli des fonctions valorisées par les groupes et leur société. L’idée de problèmes associés à leur usage aurait émergé avec l’avènement des sociétés modernes préindustrielles et du mode de vie plus individualiste qui en découlait. Jusqu’alors, l’usage des drogues incluant l’alcool s’inscrivait dans des traditions immémoriales constituant la norme.

La vie moderne ne marque pas forcément la disparition des usages traditionnels. Pensons aux différents rôles que joue l’alcool dans notre société : lors des occasions de licence festive; pour marquer un passage/événement important; lors des repas ou, encore, comme «remontant». La tradition qui se dissimule derrière chacun de ces usages n’est toutefois pas un prétexte suffisant à leur justification tant sociale qu’individuelle. À l’oubli des traditions et de leurs significations s’ajoutent des considérations légales et normatives (principalement liées à une certaine conception de la santé publique) visant à contrôler, voire à interdire, les drogues et leurs usages. Malgré les formes institutionnelles de contrôle et d’interdiction, il existe et existera toujours des pratiques s’appuyant symboliquement sur des traditions – anciennes ou inventées (Hobsbawm, 2006) – pour se légitimer auprès de leurs usagers et dans la société.

Dans ce numéro thématique de la revue Drogues, santé et société, les auteurs ont été invités à examiner différents types d’usage de psychotropes appartenant à des traditions plus ou moins anciennes, voire en émergence. Depuis leur perspective socioanthropologique respective, ces auteurs ont cherché à expliquer les caractéristiques des contextes dans lesquels ces pratiques se réalisent en se penchant sur les représentations qui les justifient et qui contribuent à leur régulation.

Le numéro s’ouvre par une réflexion sur les usages néo-traditionnels des drogues. Après avoir dégagé les ancrages normatifs et inventorié les principales fonctions des usages traditionnels des psychotropes, Marc Perreault, en prenant l’exemple du néo-chamanisme, examine quelques-uns des facteurs qui participent à la mouvance des pratiques et des représentations. L’auteur attire l’attention sur l’importance du rôle joué par les intellectuels dans la promotion et la légitimation des usages des drogues en contexte dit néo-traditionnel.

Dans l’article suivant, Anne-Marie Colpron traite de l’usage d’un psychotrope aux propriétés hallucinogènes – l’ayahuasca – dans les pratiques traditionnelles de guérison des Shipibo-Conibo de l’Amazonie occidentale. L’auteure explique comment cet usage s’articule socialement à une cosmologie chamanique qui intègre les entités du milieu (arbres, cours d’eau, astres) et qui régule les pratiques.

Dans le troisième article, Julie Laplante revient sur son parcours de recherche auprès des herboristes rastafaris dans les townships de Cape Town. Elle s’attarde plus spécialement sur la fonction unificatrice du cannabis dans leurs pratiques phytothérapeutiques et ses rapports antagonistes avec le système bio-médico-légal sud-africain. Elle souligne en conclusion l’importance de sortir des épistémologies scientifiques et biopolitiques dominantes afin d’explorer de nouvelles voies de compréhension de l’efficacité des remèdes.

Les Amérindiens du Québec peuvent-ils boire sans ivresse? Allant à contre-courant des représentations et des discours dominants, les anthropologues Marie-Pierre Bousquet et Anny Morissette essaient de répondre à cette question en se penchant sur différents modèles de consommation de la culture algonquienne de l’alcool. La réalité à propos de l’alcool, constatent les auteures, est beaucoup plus complexe et nuancée que ne le laisse croire l’image du fléau social. Aussi se penchent-elles de plus près dans leur article sur les aspects sociaux, idéologiques et politiques d’un modèle émergent de consommation du vin prônant la modération, lequel gagne de plus en plus d’adeptes parmi certains groupes de cette population.

L’article d’Anne Petiau, Lionel Pourtau et Charles Galand nous transporte dans un tout autre univers d’usage des psychotropes qu’est celui du milieu festif techno en France. Les auteurs suivent au sein de ces milieux l’évolution des parcours de consommation d’une population de professionnels initiée aux drogues depuis 6 à 15 ans, en particulier aux drogues de synthèse. Dans une optique de santé publique, ils insistent dans leur analyse sur les modalités de contrôle des consommations favorisant un usage relativement maîtrisé des psychotropes parmi ces milieux.

Pour clore ce numéro, François Gauthier propose une théorisation des «bons usages des drogues» à des fins rituelles et spirituelles dans la société de consommation d’aujourd’hui. Le festival annuel Burning Man, qui est la scène de nombreux usages de psychotropes dits néo-chamaniques, sert de prétexte à cette réflexion théorique. L’auteur s’emploie à une déconstruction critique des approches essentialiste et différentialiste et de leur point de vue individualiste et holiste respectif pour proposer une «troisième voie» d’analyse tenant compte de la religiosité des pratiques et de leur unité fonctionnelle au-delà de leur division entre pratiques festives et pratiques spirituelles.

Des pratiques de guérison aux soirées «techno», de l’Amazonie au désert du Nevada en passant par l’Afrique du Sud et les communautés amérindiennes du Québec, le présent numéro thématique de la revue Drogues, santé et société propose un tour d’horizon varié sur les usages «néo-traditionnels» des drogues dans la perspective des usagers et des contextes dans lesquels ils se déroulent. Le qualificatif «néo-traditionnel» est mis ici entre guillemets pour souligner l’ambivalence non seulement de la notion, mais aussi de ses statuts dans la société. La tradition, qu’elle soit ancienne ou en devenir, ne justifie pas socialement à elle seule le bien-fondé d’une pratique ni sa légalité. Aussi, un de nos objectifs aura été rempli si, au terme du parcours que constitue ce numéro, sans verser dans l’apologie ni perdre son sens critique, le lecteur pouvait poser sur les usages des drogues un regard autre qu’un problème à régler.

La réalisation de ce numéro est le fruit d’un véritable travail de collaboration. Nous aimerions souligner la disponibilité des auteurs qui ont accepté notre invitation ainsi que le rôle trop souvent oublié des évaluateurs qui ont su enrichir par la pertinence de leurs commentaires chacun des articles. Enfin, notre reconnaissance ne sera jamais assez grande envers le directeur de la revue Michel Landry qui, par son soutien de tous les instants, a permis à ce numéro de voir le jour.

Référence citée
Hobsbawn, E. (2006). «Inventer des traditions».
[In E. Hobsbawn et T. Ranger, éds. L’invention de la tradition]
Paris : Éditions Amsterdam, p. 11 à 25.

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