MOULOUD BOUKALA /
Mouloud Boukala, École des médias, Université du Québec à Montréal (UQAM), Montréal

Correspondance : UQAM, École des médias, Pavillon Judith-Jasmin, local J-3170, 405, Sainte Catherine Est, H2L 2C4, Montréal, Canada, Département : Faculté de communication, Téléphone : 514 987 3000 poste 5504, Télécopieur : 514 987 4650, Courriel : boukala.mouloud@uqam.ca

Résumé

Cet article interroge les liens entre l’acte de boire et celui d’écrire en philosophie (Gilles Deleuze), en littérature (Marguerite Duras et Charles Bukowski) et au cinéma (Barbet Schroeder). Son but est double : d’une part, montrer si la prise d’alcool met en œuvre, catalyse ou favorise d’une quelconque manière l’acte de création et, d’autre part, examiner comment l’alcool, porté à l’écran, traduit à la fois un état du corps et un aspect d’une identité sociale – acceptée ou marginalisée – selon les contextes géographiques (France et États-Unis).

La démarche adoptée, résolument comparative, s’inscrit dans le cadre d’une anthropologie des médias. Cette dernière vise la description puis l’analyse de processus situés à l’intersection du ressenti (perçu, vécu) et du représenté. Cet article examine aussi bien les activités (créatrices et prises compulsives d’alcool) que leurs représentations lors d’une entrevue filmée (L’abécédaire de Gilles Deleuze, 1996), de deux émissions de télévision (Apostrophes, 1984 et 1988) et d’une adaptation cinématographique (Barfly, 1987).

Pour chaque auteur abordé, une réflexion autour de la dipsomanie est menée. Elle privilégie les activités créatrices par l’écriture en lien avec la prise d’alcool. Dans un premier temps, l’acte de boire est scruté avec minutie afin d’en dégager certaines spécificités (la quantité, l’évaluation, le sacrifice, l’illusion de la création, la résistance), puis l’étude de ces conduites addictives donne à comprendre comment elles affectent l’ensemble des relations sociales de ces auteurs. Pour chaque corpus étudié, des éléments saillants et des enjeux anthropologiques qui ressortent de ces pratiques éthyliques et créatrices sont mis en lumière en vue d’une analyse comparative.

Mots-clés : alcool, anthropologie des médias, Bukowski, création, Deleuze, Duras

Deluze, Duras, Bukowski and Chinaski’s drinking and writing: creation or transgression

Abstract

This article examines the relationship between the act of drinking and the act of writing in philosophy (Deleuze), literature (Marguerite Duras and Charles Bukowski) and cinema (Barbet Schroeder). This article has a double-purpose: first, to show whether alcohol intake initiates, catalyses or in any way promotes the act of creation and, then, to examine how alcohol brought to the screen evokes both a state of the body and an aspect of social identity – accepted or marginalized – within -geographical contexts (France and the United States). This adopted approach, resolutely comparative, takes place within the area of media anthropology.

The latter aims at describing then analyzing the processes located at the intersection of feeling (perceived, lived) and representation. This article examines both the activities (creative activity and compulsive intake of alcohol) and their representations in a videotaped interview (L’abécédaire de Gilles Deleuze, 1996), two television broadcastings (Apostrophes, 1984 and 1988) and a film adaptation (Barfly, 1987). For each author studied, a reflection on the dipsomania is conducted. It focuses on creative activities by writing in connection with the use of alcohol. At first, the act of drinking is carefully scrutinized in order to identify certain characteristics (amount, assessment, sacrifice, illusion of creation, resistance), then the study of these addictive behaviors help to understand how they affect all social relationships of these authors. For each corpus studied, outstanding elements and anthropological issues which come out of these creative and alcoholic practices are highlighted for comparative analysis.

Keywords: alcohol, media anthropology, Bukowski, creation, Deleuze, Duras

Beber y escribir en Deleuze, Duras, Bukowski y Chinaski: entre creación y transgresión

Resumen

Este artículo analiza los vínculos entre el acto de beber y el de escribir en filosofía (Gilles Deleuze), en literatura (Marguerite Duras y Charles Bukowski) y en el cine (Barbet Schroeder). Tiene un doble objetivo: por una parte, mostrar si el hecho de beber alcohol pone en práctica, cataliza o favorece de alguna manera el acto de creación y, por otra parte, examinar de qué manera el alcohol, llevado a la pantalla, traduce a la vez un estado del cuerpo y un aspecto de la realidad social – aceptada o marginalizada – según los contextos geográficos (Francia y Estados Unidos).

El enfoque adoptado, decididamente comparativo, se inscribe en el marco de una antropología de los medios, que apunta a la descripción y el análisis de procesos situados en la intersección entre la sensación (percepción, vivencia) y lo representado. El artículo examina tanto las actividades (creativas y consumo compulsivo de alcohol) como sus representaciones durante una entrevista filmada (L’abécédaire de Gilles Deleuze, 1996), dos emisiones de televisión y una adaptación cinematográfica (Barfly, 1987).

Para cada autor estudiado, se lleva a cabo una reflexión en torno a la dipsomanía, en la que se privilegian las actividades creativas a través de la escritura en relación con el consumo de alcohol. En un primer momento, el acto de beber se escruta con minucia para definir ciertas especificidades (la cantidad, la evaluación, el sacrificio, la ilusión de creación, la resistencia); posteriormente, el estudio de estas conductas adictivas permite comprender de qué manera las mismas afectan el conjunto de las relaciones sociales de estos autores. Por cada corpus estudiado, se ponen en evidencia los elementos sobresalientes y las cuestiones antropológicas que surgen de estas prácticas etílicas y creativas con el objetivo de llevar a cabo un análisis comparativo.

Palabras clave: alcohol, antropología de los medios, Bukowski, creación, Deleuze, Duras.

« C’est ça le problème avec la gnole, songeai-je en me servant un verre. S’il se passe un truc moche, on boit pour essayer d’oublier ; s’il se passe un truc chouette, on boit pour le fêter, et s’il ne se passe rien, on boit pour qu’il se passe quelque chose. »

Charles Bukowski, Wowen (1981 : 216).

Cet article n’a de raison d’être que pour tenter d’examiner les liens entre l’acte de boire et celui d’écrire en philosophie (Gilles Deleuze), en littérature (Marguerite Duras et Charles Bukowski) et au cinéma (Barbet Schroeder). Son but est double : d’une part, montrer si la prise d’alcool met en œuvre, catalyse ou favorise d’une quelconque manière l’acte de création et, d’autre part, examiner comment l’alcool, porté à l’écran, traduit à la fois un état du corps et un aspect d’une identité sociale – acceptée ou marginalisée – selon les contextes géographiques (France et États-Unis).

Le choix de ces auteurs n’est pas fortuit comme nous allons le voir : Deleuze, Duras et Bukowski ont tous les trois beaucoup écrit et consommé de l’alcool en grande quantité. Ils ont tous entretenu des rapports étroits avec les médias (cinéma et télévision notamment). Le philosophe Gilles Deleuze fut un théoricien du cinéma (1983 ; 1985) et accepta d’apparaître à la télévision, sous l’œil de la caméra de Pierre-André Boutang (1988) ; Duras, plus connue comme écrivaine, fut également scénariste, dialoguiste et réalisatrice ; Charles Bukowski partage avec Duras, outre la pratique de l’écriture comme écrivain et scénariste, un passage à l’émission de télévision française Apostrophes. Dans Barfly (1987), un film de Barbet Schroeder, la place qu’occupe Charles Bukowski est tout à fait singulière et très créatrice de par cette singularité. C’est l’une des raisons qui nous a poussés à l’étudier puis à l’intégrer dans cet article. Bukowski est, en effet, à la fois le scénariste, le consultant, le témoin et le narrateur de sa genèse et de son processus de création cinématographique avant d’en être le critique par le truchement d’un ouvrage, Hollywood (1991). Barfly, qui pourrait se traduire par « pilier de bar », une plongée dans les quartiers populaires de Los Angeles. Il donne à voir, d’aucuns diraient les boires et déboires d’un écrivain alcoolique (Henri Chinaski, l’alter-ego de Charles Bukowski ) ignorant la qualité de ses écrits quotidiens. Dans cette partie, nous montrerons comment l’alcoolique en littérature et au cinéma constitue une sorte de corrupteur de l’idéal américain, contrevenant à toutes les valeurs masculines de direction, d’activité, d’autonomie, d’initiative et de maîtrise de soi.

Pour chaque auteur abordé, une réflexion autour de la dipsomanie sera menée. Elle privilégiera les activités créatrices par l’écriture en lien avec la prise d’alcool. Il s’agira, dans un premier temps, de circonscrire au plus près ce qu’est l’acte de boire, d’en dégager certaines spécificités (la quantité, l’évaluation, le sacrifice, l’illusion de la création, la résistance), puis d’examiner comment ces conduites addictives affectent l’ensemble des relations sociales de ces auteurs. Pour chaque corpus analysé, nous dégagerons des éléments saillants et des enjeux anthropologiques qui ressortent de ces pratiques éthyliques et créatrices en vue d’une analyse comparative.

Cette démarche, résolument comparative, nous semble propice pour tisser des liens inédits entre ces protagonistes en mettant en relief leurs similitudes et leurs disparités. Cette manière de faire, qui s’inscrit dans le cadre d’une anthropologie des médias, est susceptible d’ouvrir des pistes réflexives substantielles et novatrices. En effet, ce travail s’attache à ne pas dissocier les liens entre ce que Marcel Mauss nommait les « représentations collectives » (qu’aujourd’hui nous qualifions de médias) et la pratique. Cette recherche fait sienne l’attitude scientifique préconisée par Marcel Mauss lorsque celui-ci écrivait : « Et c’est aux rapports de la représentation avec la pratique que nous devons faire attention, et non pas simplement à l’étude de la pratique » (1974 : 147-148). Notre démarche s’inscrit donc dans le cadre d’une anthropologie des médias[1] telle qu’elle a commencé à être élaborée à partir des travaux de Mauss (1974), Leroi-Gourhan (1964, 1965), De Certeau (1990, 1994), Bastide (2003), Morin (1956, 1957), puis par Miller et Slater (2000), Ginsburg (2002), Goody (2003), Belting (2004), Pink (2007), Boëlstorff (2008) et Bertho (2009). Cette anthropologie des médias vise la description puis l’analyse de processus situés à l’intersection du ressenti (perçu, vécu) et du représenté. Au sein de cet article, nous porterons une grande attention aussi bien aux activités (créatrices et prises compulsives d’alcool) qu’à leurs représentations, ce qui explique le recours à des entrevues filmées (L’abécédaire de Gilles Deleuze), à des émissions de télévision (Apostrophes) et à une adaptation cinématographique (Barfly).

Nous proposons à présent d’avancer pas à pas dans la démonstration en examinant ce que signifie l’acte de boire pour un théoricien du cinéma et philosophe qui a beaucoup bu : Gilles Deleuze.

Qu’est-ce que l’acte de boire ? B comme Boisson

En 1988, Gilles Deleuze (1925-1995) est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages et a toujours refusé d’apparaître à la télévision. Il accepte néanmoins de répondre aux questions de la journaliste Claire Parnet sous l’œil de la caméra de Pierre-André Boutang. Une clause préexiste à ce qui deviendra L’abécédaire de Gilles Deleuze : la diffusion de ces images n’aura lieu qu’après sa mort. La lettre A n’est pas consacrée à l’alcool, mais à Animal. Deleuze se livre et analyse certains éléments expérientiels en lien avec la dipsomanie à la lettre B, B comme Boisson. D’emblée, le philosophe souligne qu’il a beaucoup bu et que l’alcoolisme relève d’une question de quantité, et ce, à partir d’une boisson favorite. Les propos du philosophe relèvent du témoignage et ils sont certifiés par son expérience personnelle, ce qui leur assure une légitimité biographique :

On se moque beaucoup des drogués ou des alcooliques parce qu’ils ne cessent de dire : « je maitrise, j’arrête de boire quand je veux. » On se moque d’eux parce qu’on ne comprend pas ce qu’ils veulent dire. Moi, j’ai des souvenirs très nets […] Quand on boit, ce à quoi on veut arriver, c’est au dernier verre. Boire, c’est à la lettre, tout faire pour accéder au dernier verre. C’est ça qui vous intéresse. Un alcoolique, c’est quelqu’un qui ne cesse d’arrêter de boire. Il ne cesse pas d’en être au dernier verre (L’abécédaire de Gilles Deleuze,, 1996) .

L’évaluation de la quantité qu’il pourra ingérer sans s’effondrer ou risquer un coma éthylique s’avère primordiale. Ainsi, à l’inverse de certaines idées reçues, l’alcoolique ne dit pas : « j’arrête demain », mais « j’arrête aujourd’hui pour recommencer demain ». Il ne cherche pas le dernier verre, mais la pénultième, le dernier verre avant le recommencement du lendemain.

Deleuze est très circonspect quant à la prise de substance (alcool ou drogues). Étroitement corrélée l’activité créatrice, il ne la condamne pas si elle favorise le processus créatif. Elle constitue « la seule petite justification possible ». À l’inverse, si boire empêche de travailler, l’alcool constitue alors un « danger absolu ». Le philosophe poursuit et explicite son propos. Cette valeur ajoutée, ce catalyseur éthylique ne va pas sans un contre-don physique. Une vision sacrificielle est ici développée : « C’est normal d’offrir quelque chose de son corps en sacrifice. C’est très sacrificiel ces attitudes de boissons, de drogues ». Qu’importe si le sujet doit payer de sa personne, la création demeure première. Il est nécessaire de préciser l’importance que revêt l’activité créatrice pour Deleuze. Selon cet auteur, la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. Aux côtés de Félix Guattari, il écrit : « La philosophie est la discipline qui consiste à créer des concepts. Créer des concepts nouveaux, c’est l’objet de la philosophie […] On peut considérer comme décisive cette définition de la philosophie : connaissance par purs concepts » (Deleuze, 1991 : 10-12).

Deleuze a eu le sentiment que l’alcool le stimulait et l’aidait dans la création de concepts philosophiques. À cet égard, son témoignage est segmenté et polarisé selon une ligne de partage marquée par l’absorption d’alcool. Il compare rétrospectivement ses réalisations avant, pendant et après son épisode alcoolique. Le constat, sans équivoque, ne minimise pas pour autant la connaissance associée à l’expérience vécue :

[…] on s’aperçoit de plus en plus que là où on croyait l’alcool ou la drogue nécessaire, elle n’est absolument pas nécessaire. Peut-être qu’il faut être passé par là pour s’apercevoir que tout ce qu’on a cru faire grâce à elle, à l’alcool, on pouvait le faire sans (L’abécédaire de Gilles Deleuze,, 1996 .

Un point essentiel demeure cependant inexpliqué : pourquoi ce penchant pour l’alcool ? Quelle est la motivation, ce motif à l’action qui conduit à la prise de substances et pousse au sacrifice de soi ? La réponse du philosophe, bien qu’ancrée dans son expérience de vie, manque de précision. Le recours aux drogues serait suscité par la perception de « quelque chose de trop fort dans la vie » qu’il est impossible de supporter, de maîtriser sans elles. Avant d’ajouter :

Ce n’est pas du tout forcément quelque chose de terrifiant, c’est quelque chose de trop puissant dans la vie. Alors on croit d’une manière un peu idiote que boire va vous mettre au niveau de ce quelque chose de plus puissant. Si tu prends la série de tous les Américains, Fitzgerald, un de ceux que j’admire le plus est Thomas Wolfe, tout ça c’est une série d’alcooliques. C’est ça sans doute qui les aide pour percevoir quelque chose de trop grand pour eux (L’abécédaire de Gilles Deleuze,, 1996.

Durant ses cours à Vincennes, Deleuze aborde le thème de l’alcoolisme à maintes reprises. Il insiste sur le fait que boire relève d’un mode de vie, d’une pratique motivée par un choix et il rappelle que :

[…] l’alcool est strictement inséparable de tout un contexte fourmillant, auditif, gustatif ça va de soi, mais auditif, visuel, la compagnie des compagnons de débauches, les conversations joyeuses et spirituelles qui me sortent de la solitude, tout ça. Si vous mettez un ensemble alcool, il faut y mettre non seulement l’alcool, mais toutes sortes de qualités visuelles, auditives, olfactives, l’odeur de la taverne, tout ça[2].

Avant de poursuivre, soulignons les traits saillants des propos du philosophe :

  • l’alcoolisme constitue une pratique de vie et s’inscrit dans un environnement perceptif et humain singuliers ;
  • la prise de drogue n’est pas condamnable si elle favorise l’acte créatif ;
  • ces pratiques addictives comportent une dimension sacrificielle, contrepartie physique de l’activité créatrice ;
  • une grande importance est accordée à l’évaluation de la quantité d’alcool absorbée pour ne pas risquer un coma éthylique ;
  • les drogues stimulent et aident à percevoir quelque chose de trop grand, de trop puissant dans la vie.

En vue d’apprécier comment cette quantité de boisson et ce sacrifice de soi sont portés à l’écran, confrontons le vécu du philosophe du désir avec une cinéaste, une écrivaine, une résistante, une alcoolique qui ne boit plus : Marguerite Duras.

Qu’est-ce que l’acte de création ? C comme Création

1984 constitue une année charnière dans l’œuvre de Duras (1914-1996), marquée par la sortie de L’Amant et par son retour dans les médias. Le 28 septembre 1984, elle accorde un entretien en direct à Bernard Pivot dans les studios d’Apostrophes. Pudique, lucide, posée et précise, Marguerite Duras fait montre d’une grande gentillesse et honnêteté. Elle n’élude aucune question. Il se dégage de cet entretien une force illocutoire. Les réponses sont réfléchies et les silences tout aussi significatifs que les paroles. Elle sort d’une cure antialcoolique et n’hésite pas à revenir sur cet épisode. L’alcoolisme, sujet tabou au féminin, est abordé frontalement :

Pourquoi vous, Marguerite Duras, vous vous suicidez à l’alcool, au vin rouge ? Pourquoi ?

Parce que je suis une alcoolique […] Parce que j’ai connu des hommes qui me faisaient boire. J’ai commencé comme cela. Des hommes avec qui je sortais tous les soirs.

Et on devient alcoolique comme ça ?

Oui. Et en ce moment je suis une alcoolique qui ne boit pas. Tout à l’heure, j’aurais bien bu une goutte de scotch, je ne l’ai pas fait.

Vous ne pouvez plus boire une goutte d’alcool ?

Non, même pas un bonbon de rhum […] Vous savez, on boit parce que Dieu n’existe pas. Il est remplacé par l’alcool. Il n’y a plus de problèmes, si vous voulez. Il y a quelque chose, mais je ne peux pas en parler, qui a fait que j’ai commencé à boire toute seule chez moi. À partir du moment où vous buvez seul chez vous, c’est fini. J’ai fait trois rechutes, (Apostrophes, 1978).

Bernard Pivot qualifie cette situation de résurrection. L’auteur de Détruire, dit-elle, est nettement moins enthousiaste. Cette situation s’apparente plus à une réhabilitation sociale qui ne laisse que peu de doute sur l’objet de la réhabilitation : elle constitue un témoignage incorporé. L’alcool procède et participe d’une destruction physique et sociale. Duras est esquintée, elle ne peut plus boire : « Il y a quelque chose de démoli », remarque-t-elle. Ses traits physiques le rappellent, à commencer par son visage. Pierre Prévert, le frère de Jacques Prévert, lui inspire les premières lignes de L’Amant :

Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque que vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté » (Duras, 1984 : 9).

Yann Andréa, dernier conjoint de Marguerite Duras, attribuait la faute de ce visage ravagé à l’alcool et à l’écriture.

Chez Duras, la lucidité n’implique ni le fatalisme, ni le cynisme. L’alcool a des répercussions sur son identité sociale (« Je suis une alcoolique qui ne boit pas. ») et affecte fortement ses relations sociales. Si l’addiction débute avec les autres, toujours des hommes[3], un événement engendrera une consommation individuelle, entre soi. Tout comme Deleuze, Duras, dans ses écrits, notamment dans La vie matérielle, insiste sur la quantité. Elle s’emploie à boire du matin jusqu’au soir et du soir au matin[4]. L’alcool polarise l’attention et devient un élément qui affecte tous les autres actes. Il requiert le « plein-emploi » de soi-même et génère des rapports sociaux déséquilibrés, asymétriques, qui affectent l’ensemble des relations sociales. En d’autres termes, elles se réorganisent autour de l’alcool. Ce dernier peut également occasionner leur délitement. C’est dans la solitude que l’alcool prend tout son sens pour Duras. Elle vit retirée du monde, inatteignable. La drogue la sépare complètement du reste de l’humanité. Le début de sa cure viendra briser cet isolement social. Selon elle, l’alcool, à l’instar de l’hôpital, semble dépouiller les individus de leur identité antérieure, de leur singularité pour les réduire à la catégorie générique d’alcoolique.

Elle mentionne, à maintes reprises, le danger lié à la boisson et à sa proximité. « Vivre avec l’alcool, c’est vivre avec la mort à portée de main », précise-t-elle. L’alcool tue et la tue, mais elle n’a pas pleinement conscience de son état. Des syncopes émaillent souvent ses journées. Duras ne dépeint jamais précisément les transformations profondes que provoque la dépendance. Yann Andrea le fera dans M.D. (1983). M.D. est à L’Amant ce que La Douleur est à L’espèce humaine. Il constitue le journal d’une alcoolique et de sa cure. Aucune volonté d’exhaustivité n’anime Yann Andrea. Il décrit, sans concession, Duras en contexte de dépendance sans toutefois la réifier en objet d’étude. Il consigne soigneusement, tendrement et respectueusement les phases qui la conduisent de Trouville à l’hôpital américain de Neuilly. Ce journal se lit comme un état du corps, un ensemble d’expériences éthyliques quotidiennes et d’espérances ordinaires. « Tout le corps tremble, sans retenue désormais. Je vous regarde et ce soir je vois l’étendue du désastre », note-t-il (Andrea, 1983 : 22).

Création et destruction se mêlent dans cette passion mortelle pour l’alcool. Au réveil, Duras boit du vin et le vomit immédiatement – le vomissement pituitaire du matin des alcooliques – avant de reprendre aussitôt. Elle révise les épreuves de La maladie de la mort à voix haute, Yann Andrea tape à la machine, elle boit : « Dans l’emportement de la phrase, la douleur est telle que l’alcool était comme un soulagement, un allègement, un contrepoint à la page écrite » (Andrea, 1983 : 116). L’alcool est plus que la charnière entre création et autodestruction. Il est ce qu’il y a entre eux. Il veut qu’elle arrête et il boit avec elle, elle qui a presque atteint le troisième seuil de la cirrhose. Seul un sevrage brutal peut la sauver. Dans et par la boisson, elle s’est approchée d’un état limite, un état pénultième, un état liminaire au-delà duquel la mort n’est pas symbolique. Duras a l’intuition de son état, elle fait montre d’un certain degré de conscientisation au regard de sa réalité comme l’observe Yann Andrea :

Comme toujours vous êtes allée jusqu’à la limite du possible et vous avez su que la fin était proche. La connaissance innocente, presque animale de vous-même, s’est appliquée mathématiquement, vous avez dit non à la force infernale, la vôtre, celle qui vous submerge (Andrea, 1983 : 38).

Duras accepte d’entrer à l’hôpital. Elle n’est pas malade, elle est alcoolique. Trois fois par jour, elle prend de l’aldactone, de l’atrium, du témesta, des vitamines B et du tranxène. Au sortir de sa cure, Duras, réflexive, lance : « Ce que je viens de subir, c’est épouvantable, c’est comme si on vous mettait de la dynamite dans le corps et que ça n’explose jamais » (Andrea, 1983 : 97).

Quid de la création ? L’acte de création se nomme écriture pour Duras :

Oui, c’est très dur d’écrire… [C’est intenable] d’être écrivain. Oui. On n’est pas là. Pas de vie. La vie est ailleurs. C’est un drôle de truc l’écriture. Pourquoi on se double de ça ? Pourquoi on se double d’une autre vision du réel ? Pourquoi toujours ce cheminement de l’écrit à côté de la vie et auquel on ne peut absolument pas s’extraire (Apostrophes, 1978) ?

Duras a écrit dans l’alcool. Il revêt, pour elle, plusieurs fonctions : il rend la mort de plus en plus familière tout en suppléant « la fonction que Dieu n’a pas eue » (Duras, 1984 : 15). L’alcool ne console pas et ne comble que l’absence de divinité. Duras justifie une conception métaphysique de la dipsomanie. L’être humain, sans Dieu, recourt à l’alcool, et ce dernier « conforte l’homme dans sa folie, il le transporte dans les régions souveraines où il est le maître de sa destinée » (Duras, 1987 : 22). Pour apprécier pleinement cette dernière citation, n’oublions pas que Duras a été résistante et qu’elle a vu nombre de ses proches être arrêtés, partir pour les camps, sans jamais revenir. Elle appartient à cette génération qui s’est souvent sentie abandonnée par Dieu et trahie par l’humanité. L’ivresse ne constitue pas pour elle une valeur ajoutée à l’écriture, elle obscurcit l’intelligence et la repose. En revanche, l’alcool possède un pouvoir indéniable : « aucun poème, aucune musique, aucune littérature, aucune peinture ne peut remplacer l’alcool dans cette fonction qu’il a auprès de l’homme, l’illusion de la création capitale » (Duras, 1987 : 22).

À la lumière de cette analyse, il convient de noter que pour Duras :

  • la prise de substance confère une identité ;
  • l’origine de ce penchant pour l’alcool est éludée (comme c’était le cas chez Deleuze),
  • Duras se maîtrise et ne boit pas durant l’entretien avec Pivot, ce que fera Bukowski. Son attitude à l’antenne diffère de celle dépeinte dans les textes ;
  • la consommation d’alcool, collective à ses débuts, présente quelque chose de réfractaire à la société sur le long terme, une forme de non-socialité, c’est-à-dire du nonsocial qui s’oppose à la vie en société ;
  • l’alcool compense l’absence de divinité, il confère à l’homme « l’illusion de la création capitale » et d’un certain contrôle sur sa destinée.

Les témoignages de Deleuze et Duras présentent de nombreuses similitudes. Les deux ont bu en grande quantité et ont créé sous l’emprise de l’alcool. À partir de leur vécu, ils offrent une vision du dedans, où création et transgression sont en étroite interaction. La mort et le sacrifice sont très présents. Leurs témoignages convergent tant sur la forme – chacun donnant à voir une parfaite maîtrise de son corps et de ses propos – que sur le fond. Les deux accordent une importance cruciale à l’évaluation indispensable pour éviter le coma éthylique. Chez l’un comme chez l’autre, l’acte de création est passé par une détérioration de leur corps pouvant entraîner la mort. Par ailleurs, le « bénéficiaire » de ce sacrifice n’est pas une personne, mais une « chose », une entité qui entretient un lien fort avec leur personne : leur œuvre. Aucune exaltation n’est liée à ce sacrifice. Si les deux auteurs n’appréhendent jamais l’alcool en termes de pathologie ou de maladie, ils sortent profondément modifiés par ces manières de boire quotidiennes. La boisson a effectivement laissé des traces. Ils apprécient désormais la part qu’elle a occupée dans leurs réalisations. Un constat et une leçon s’imposent. Pour eux, l’alcool leur a permis de mieux définir la place prépondérante qu’occupait l’activité créatrice dans leur vie. La leçon : créer, c’est résister. La création naît d’une nécessité et participe d’une résistance. Gilles Deleuze dans « Qu’est-ce que l’acte de création ? », une conférence donnée à la FEMIS (Fondation européenne des métiers de l’image et du son), le 17 mai 1987, souligne que :

L’acte de résistance, il me semble, a deux faces : il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes[5].

Pour Duras, résister, c’est résister à l’écriture et à la boisson. La lutte se livre au sein de la page, à la fois épuisement et refuge.

Il est un autre auteur – américain, celui-ci – pour qui la créativité est fortement liée à l’adversité et dont le procès de création ne peut être envisagé sans alcool. Pour cet « historien de la boisson » qu’est Charles Bukowski, « la véritable ARÈNE C’EST LA CRÉATION » (Bukowski, 2005 : 258). Avant d’apprécier ses rôles de scénariste, de consultant, d’acteur, de critique de Barfly au travers de l’analyse du film et d’un livre relatant ce processus cinématographique Hollywood (1991), revenons sur le passage de Bukowski à l’émission de télévision française Apostrophes.

D comme Déboires

« Qu’est-ce qui fait qu’un cinéaste a vraiment envie d’adapter, par exemple, un roman ? S’il a envie d’adapter un roman, il me semble évident que c’est parce qu’il a des idées en cinéma qui résonnent avec ce que le roman présente comme des idées en roman. Et que là, se font parfois, se font souvent des grandes rencontres. »

Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? »

Sur le plateau d’Apostrophes, le 22 septembre 1978, Bernard Pivot convie cinq écrivains en lien avec le thème de la marginalité : Cavanna, Gaston Ferdière, Marcel Mermoz, Catherine Paysan et Charles Bukowski (1920-1994). Ce dernier est déjà l’auteur d’une œuvre conséquente et traduite (Contes de la folie ordinaire, 1969-1972 ; Nouveaux contes de la folie ordinaire, 1969-1972 ; Journal d’un vieux dégueulasse, 1969 ; Le postier, 1971 ; Au sud de nulle part, 1973 ; Factotum, 1975 ; L’amour est un chien de l’enfer, 1977). Au fur et à mesure de l’émission, Bukowski devient difficilement contrôlable : il fume, boit du vin blanc en usant d’un verre puis à la bouteille, interrompt et reprend l’animateur à maintes reprises, coupe la parole aux autres invités lorsqu’il ne s’exprime pas en même temps qu’eux. Présenté à la fois comme celui par qui le scandale arrive et celui par qui la vérité survient, Bukowski ne faillit pas à sa réputation. Il quittera le plateau ivre après avoir caressé le genou de Catherine Paysan en l’invitant à relever sa jupe fendue. Voici pour le « scandale[6] ». Au début de l’émission, Bukowski défend son mode de vie (« je fais ce que je fais »), à l’instar d’un papillon qui a une vie de papillon à vivre, Bukowski se voit comme un bourdon. Il refuse de porter un regard sur son œuvre (tâche dévolue au critique) mais, au contraire, désire « pouvoir être seul dans sa chambre » ou encore « pouvoir se promener dans une rue et voir une putain qui se promène ». Il répond sans ambages à Bernard Pivot. À la question du journaliste : « N’êtes-vous pas la preuve vivante de la décadence américaine ? », il rétorque : « Je suis la preuve vivante de ma propre décadence et je vis aux États-Unis. »

Dans Shakespeare n’a jamais fait ça (2012), Bukowski dépeint son voyage en France et en Allemagne en compagnie de Linda Lee Beighle, son épouse. Il y relate cet épisode à la télévision française de la façon suivante :

J’ai demandé deux bouteilles d’un bon vin blanc que je pourrais boire à l’antenne […] On était assis en groupe à attendre le début de l’émission. J’ai débouché une bouteille et j’ai bu un coup. Pas mauvais. Il y avait trois ou quatre écrivains, l’animateur et aussi le psy qui avait administré des électrochocs à Artaud. L’animateur était censé être connu dans tout le pays mais il ne m’impressionnait pas des masses. Je me suis installé à côté de lui, il tapait du pied. […] Une femme a pris la parole. J’avais déjà pas mal éclusé et je ne comprenais pas trop ce qu’elle écrivait, mais je crois que c’était un truc sur les animaux, qu’elle écrivait des histoires d’animaux. Je lui ai dit que si elle relevait un peu plus sa jupe pour me montrer ses jambes, je saurais peut-être si elle était ou non un bon écrivain (Bukowski, 2012 : 48-49).

Bukowski se conduit en Bukowski, selon lui, « en bon poivrot ». Il ne prétend pas être un autre et récuse toutes les étiquettes que certains tentent de lui accoler. De nombreux écrivains américains ont vu leur carrière détruite par l’alcool notamment Faulkner, Hemingway, London, O’Neil. Ils se sont « bus » dans la boisson. Bukowski prend leur contrepied et s’enorgueillit de cette situation. Il contrevient par son mode de vie à toutes les représentations collectives de la vision héroïque de l’écrivain-génie :

C’est comme ça, le commun des mortels a des idées toutes faites sur ce que devrait être un écrivain, ce à quoi il devrait ressembler. Les films et les écrivains eux-mêmes ont contribué à renforcer cette image. Et on ne peut pas nier que D. H. Lawrence, Hart Crane, Dylan Thomas, etc. ; n’y soient pas pour quelque chose, ils tranchaient avec la masse. Moi, je ne dis ou ne fais rien de génial. Ce que je fais de mieux c’est me bourrer la gueule, ce qui est à la portée de n’importe quel crétin (Bukowski, 2005 : 32).

Notons qu’au moment où l’écrivain séjourne en Europe, son accueil médiatique n’est pas similaire dans les deux pays européens et aux États-Unis. Alors qu’une foule « massive, animale » se presse pour le voir lors de ses diverses étapes françaises et allemandes, il demeure peu connu dans son pays d’origine : « Ils [les journalistes] ne se rendaient pas compte que dans mon propre pays mes livres n’étaient imprimés qu’à cinq mille exemplaires » (Bukowski, 2012 : 94).

Après cette introduction de Bukowski, procédons à la présentation et à l’analyse du huitième long métrage de Barbet Schroeder, Barfly (1987). Acteur (entre autres pour Godard, Burton ou Anderson), producteur (Les films du Losange), Schroeder est également « le réalisateur d’un paquet de films aussi étranges qu’originaux » pour reprendre les termes de Bukowski (Bukowski, 2012 : 52). Il est l’auteur de films de fiction (More[7], 1969, La vallée, 1972) et de documentaires (Général Idi Amin Dada, 1974 ; Koko, le gorille qui parle, 1978, ainsi que Charles Bukowski Tapes, 1987, un documentaire en quatre parties de 52 minutes).

De quoi traite Barfly ? Selon Bukowski, « ça parle de la vie d’un alcoolo […] Mais le film ne parle que de ça : boire » (Bukowski, 1991 : 97-178). Bukowski a écrit ce scénario pour Barbet Schroeder et, à sa demande, en trois mois[8]. Initialement intitulé The Rats of Thirst [Les rats de la soif], Bukowski confie à son traducteur, Carl Weissner que :

[…] ça parle d’une courte période de ma vie quand je passais mon temps assis sur un tabouret de bar, crevant de faim et de folie. Aujourd’hui je suis juste fou. Le scénario est vraiment violent mais très juste et je crois même qu’il y a beaucoup d’humour, bien que je n’aie jamais voulu en l’écrivant lui donner cette tonalité-là. Je ne sais pas ce que j’avais en tête de faire (Bukowski, 2005 : 319).

Le générique du film Barfly, composé de quinze plans fixes sur les devantures de quinze bars (The Sunset, The Hollyway, Kenmore, Craby Joe’s, etc.) plante, d’emblée, un décor et ancre l’action. Le film se déroule dans ces bars. Un lent travelling vertical descendant délaisse le luminaire bleu du bar The Golden Horn pour ouvrir une porte battante et nous plonger dans un lieu vide. Le bar semble avoir été déserté à l’exception du barman qui consulte son journal. Le comptoir a été abandonné, des verres à demi pleins ont été laissés ici et là, une cigarette est encore fumante. La caméra poursuit son mouvement, attirée par un hors-champ sonore : le bruit de la vie. Dans l’arrière-cour, deux hommes s’affrontent (figure 1). Les pugilistes en sueur et en sang sont encouragés par les habitués du Golden Horn. Eddie, le barman, a la faveur du public. Des femmes l’exhortent  à en finir. Il cogne sur un individu mal rasé, au visage en sang qui n’a de cesse de le charrier avec force injures entre deux coups : Henri. L’issue du combat ne laisse aucun doute. C’est la troisième fois qu’Eddie met K.O. Henri. Fin du spectacle. Chacun regagne sa place. Les piliers retrouvent leur bar et Eddie son zinc. Henri n’est plus qu’un corps inerte abandonné à même le sol. Un perdant[9].

The Golden Horn est un bar de quartier fréquenté par des piliers, des prostituées et des clients légèrement plus fortunés qui en mandatent d’autres pour aller leur acheter leur sandwich. Petit théâtre du monde où évoluent des personnages dont les mobiles profonds nous échappent, il offre un tableau détaillé des pratiques des habitués à cette époque. Henri, les vêtements dépenaillés, marche dans la rue et traîne sa gueule abîmée. Costaud, il avance les bras écartés et le dos fortement voûté. Lorsqu’il pénètre dans le bar, il bombe le torse et jette ses épaules en arrière, laissant ainsi son T-shirt blanc trop court accuser son embonpoint. Dans ce lieu, il est quelqu’un. Il est immédiatement connu et reconnu. Il est avec eux, il est l’un d’eux.

Henri porte le repas de quelqu’un qui le gratifie de sa monnaie ; une monnaie prosaïque et indispensable pour pouvoir se payer à boire. Il prend deux verres, attribue sa défaite à sa sous–alimentation[10], avant d’envoyer un baiser à une poivrote au visage mortifère qui l’invective. Il quitte le bar. Sa démarche est lourde, lente et peu assurée. Elle diffère de celle qui règle l’allure des autres passants. Il s’appuie sur les murs pour rentrer chez lui. Il vit dans un motel miteux de Los Angeles[11]. Sa chambre est spartiate : des murs gris et décatis, une table et une chaise, un réfrigérateur couvert d’une épaisse couche de crasse et un lit minable. À l’intérieur, il esquisse quelques crochets dans le vide, allume la radio, se met à sa table et écrit. Fondu au noir. Mickey Rourke est Henri Chinaski. Henri Chinaski est Charles Bukowski, jeune. La performance de Rourke est saisissante comme le reconnaît Bukowski : « C’tait moi ! J’éprouvai un pincement de nostalgie. Jeunesse, espèce de salope, où es-tu partie ? […] Je voulais être de nouveau ce jeune alcoolo » (Bukowski, 1991 : 154).

Entre bagarres et boissons, Henri s’adonne à l’écriture. Le processus est presque toujours identique : il a bu, il est seul, une radio diffuse de la musique classique (Mozart, Beethoven, Mahler, Haendel), il allume une cigarette, puis il écrit. L’acte d’écriture n’est pas infernal comme chez Duras, mais semble couler de soi[12]. Il est éthylique et facile. Aucun labeur. Le mode de vie enjoint l’écriture. Il tire des bouteilles des poèmes, des nouvelles. Les phrases sont simples et nues. Ces moments sont des phases d’accalmie où la solitude imposée par l’écriture tranche avec le caractère collectif souvent lié à la prise d’alcool. L’acte créatif a lieu dans des chambres d’hôtel. Des changements de lumières et des apports chromatiques externes l’enveloppent d’une atmosphère proche de celle des bars.

Henri Chinaski s’illustre par son désir de liberté. Deux personnages féminins s’affrontent à son endroit : Wanda Wilcox, une alcoolique, et Tully Sorenson, un agent littéraire. Lorsqu’Henri rencontre Wanda dans le bar Kenmore, Bukowski apparaît à l’écran. Il n’est pas seulement le scénariste de Barfly, mais officie comme consultant[13]. Accoudé au zinc, entre deux autres hommes (fig. 2), l’écrivain assiste à la rencontre entre Henri et Wanda (Faye Dunaway), il semble la cautionner. Présentée comme folle et amante de la bouteille par le barman, elle conserve une certaine classe qui attire Henri.

Figure 1

Figure 2

Tully découvre où et comment vit Henri par le truchement d’un détective privé qu’elle a engagé. Elle habite une vaste maison dans les collines de Hollywood et elle lui propose une résidence d’artiste pour pouvoir écrire en paix. Henri décline l’offre comparant sa maison à une cage aux barreaux dorés où il étouffe déjà. Il refuse de sacrifier son autonomie à sa dépendance. Tully désire profondément le changer ainsi que son style de vie, éprouvant des difficultés à l’accepter comme il est. Chez elle, c’est l’écrivain qui prime et non l’alcoolique. Elle correspond à ce genre de femmes rédemptrices-castratrices dépeintes par Bukowski :

[…] c’est comme si elles voulaient nous débarrasser de tous nos défauts au lieu de les comprendre. Elles espèrent faire le grand nettoyage et nous ramener à un état originel, à une sorte de bonheur pénitentiaire, à une sorte de pureté d’être, de bonheur avec des barreaux castrateurs (Bukowski, 2005 : 177).

Barfly nous donne à voir une vision de l’écrivain par le bas. Le protagoniste n’est pas une personne éminente qui pourrait être détruite par l’alcool, mais un alcoolique parmi d’authentiques alcooliques. Ils sont filmés à hauteur d’hommes. Le spectateur découvre leur monde, leur vie sociale, leur physionomie heurtée et des gestes empreints de réalisme[14], ce que Deleuze désignait par un « contexte fourmillant ». Par exemple, un habitué âgé entre et commande un whisky. Sa main tremble tant qu’il en verse la moitié du contenu.

Barfly n’est pas pour autant le journal d’un jeune dégueulasse. Henri Chinaski n’est pas une brute épaisse, mais un « poivrot avec du sang bleu », un alcoolique gentleman qui, un peigne toujours sur lui, soigne sa mise au sortir d’un combat victorieux. Il fait preuve de galanterie et est susceptible de citer Tolstoï. L’alcool conditionne son style de vie, ses songes de plaisir, sa façon d’aimer, sa galanterie et sa brutalité. Il n’en demeure pas moins un perdant au milieu de ces laissés-pour-compte.

L’une des lignes de convergence les plus fortes entre Chinaski et Bukowski s’ancre dans ce qu’il représente, l’un à l’écran et l’autre pour la littérature. Dans une tradition américaine profondément attachée à une vision héroïque de l’être humain, les deux incarnent la figure du perdant, de la « mouche de bar[15] », une figure notamment marquée par la chute et l’écrasement. Ils constituent l’antithèse des valeurs masculines de direction, d’activité, d’initiative et de maîtrise. Ils se comportent comme des gens hors projet ou, plus précisément, comme des sans-projets[16]. Ils ne recherchent aucune sanction sociale, ni gloire ou popularité, ni estime d’une élite ou une immortalité. Ils sont, pour le plus grand nombre, une éventualité non souhaitable. Ce manque d’autonomie et cette dépendance génèrent une dépréciation du statut social de l’alcoolique qu’il soit seul ou en groupe. Les mécanismes psychologiques de projection et d’identification au moyen desquels on prête aux autres ses sentiments, ses projets et ses motivations fonctionnent ici à plein. Cet antihéros menace la toile sociale. Il suscite à des degrés divers la répulsion, la crainte, voire l’hostilité mettant à mal toutes les valeurs de virilité, d’activité et de beauté physiques que les Américains chérissent. Bukowski en a pleinement conscience et l’énonce clairement :

[…] c’est que je représente à leurs yeux l’Image même du Perdant, l’Homme à qui tout est égal, l’Homme qui n’a pas vraiment réussi dans la vie, l’Homme qui est capable de partager une bière avec un clodo (Bukowski, 2005 : 225).

Qu’en est-il de l’acte de création ? Les idées de Bukowski ont-elles rencontré un écho chez Schroeder ? La posture initiale de Bukowski à l’endroit du cinéma est ambiguë. Il n’est pas cinéphile et n’envisage le cinéma que par l’écriture. Il n’a de cesse de se comparer à d’autres écrivains (Fante[17], Hemingway, etc.) qui l’ont profondément marqué et qui, eux aussi, ont fait l’expérience du cinéma en tant que scénariste. À cette époque, il privilégie la poésie et les nouvelles : « Écrire un scénario me paraissait le comble de la stupidité. Mais des hommes plus valables que moi s’étaient fait prendre à ce jeu ridicule » (Bukowski, 1991 : 12). Dès lors, il s’attèle à l’ouvrage et insuffle la « chair, le sang et le cerveau à ces créatures » (Bukowski,1991 : 164) que sont les acteurs. Le film est tourné tel qu’écrit par Bukowski, ce qui lui procure de l’enthousiasme, voire de l’euphorie, mais pas uniquement. La vue de Chinaski jeune le dessoûle, un sentiment très vague et désagréable l’habite. Le visionnement des rushs [prises coupées] provoque une tout autre réaction comme l’observe le scénariste :

[…] ça ne marche pas et c’est en partie de ma faute : d’une certaine façon j’ai consacré trop de temps à faire des suggestions, du genre « nous devrions avoir un personnage dont un autre tombe amoureux », « Nous devrions montrer que cet homme est un écrivain » […] Je crois que la seule manière de faire un grand film c’est pour le même homme de l’écrire, de le réaliser, de le produire et peut-être même de jouer dedans, quoique cette dernière chose ne soit pas vraiment nécessaire et trop souvent peu réaliste (Bukowski, 2005 : 356).

Dans Barfly, aucune dimension ne perce l’écran. La mort n’est pas un thème porteur du film à l’inverse des écrits de Bukowski. À maintes reprises, il s’est défini comme un « suicidé en puissance », où la boisson est « une forme momentanée de suicide dans laquelle je meurs avant de revenir à la vie » (Bukowski, 2005 : 137). Henri ne se détourne pas de la vie et ne se retire pas dans la mort. Aucune renaissance chez Chinaski, celui-ci ne se rue pas vers la mort, ne la provoque pas et n’essaie pas de la trouver. Il ne boit pas jusqu’à ce que mort s’ensuive comme Ben Sanderson (Nicolas Cage), le personnage de Leaving Las Vegas (Figgis, 1995). Chinaski ingurgite de l’alcool en quantité considérable au matin, en après-midi et en soirée. Cette quantité et cette évaluation mentionnées par Deleuze ne font l’objet d’aucun traitement cinématographique particulier. Sur certaines scènes, la bouteille constitue un prolongement de sa main, comme si on la lui avait greffée. En revanche, il semble avoir la maîtrise sur cet élément. Dans ses écrits, Bukowski « tape » ou « cogne » à la machine et sur Eddie. Et s’il s’écroule devant le barman, il ne perd jamais son combat contre la bouteille. La maladie est absente du film[18], tandis que la dépendance affecte davantage le personnage de Wanda que celui d’Henri. En effet, il n’y a aucune scène de consommation effrénée d’alcool dans un court laps de temps comme ce sera le cas dans Un dernier pour la route (Godeau, 2009). Dans Barfly, l’alcool est le vecteur de l’action. L’alcool est ce liquide qui se mélange à d’autres liquides : l’eau lorsque Chinaski se nettoie le visage après avoir livré un combat, le sang lorsqu’il se désinfecte une plaie au crâne. La boisson est cette transition vers l’écriture, vers d’autres aventures[19]. Si Barfly n’est pas un grand film, un « film immortel » selon Bukowski, il le considère néanmoins comme un bon film dont l’image est superbe et le scénario bien écrit. Il sera en compétition officielle au Festival de Cannes en 1987. D’autres textes de Bukowski seront portés à l’écran. Au fur et à mesure des années, sa vision du cinéma, en général, et d’Hollywood, en particulier, ne laissera planer aucun doute : « Eh bien aujourd’hui c’est le monde du cinéma qui tue les écrivains » (Bukowski, 2005 : 388), Hollywood s’apparentant à la Vallée de la Mort dont il essaie de se tenir à l’écart.

À la faveur de ce parcours réflexif, signalons que dans le cas de Bukowski/Chinaski :

  • la dipsomanie ne s’apparente pas à la maladie, mais constitue un mode de vie assumé, recherché et revendiqué ;
  • nulle trace de dimension sacrificielle dans leurs pratiques addictives (comme c’était le cas chez Deleuze et Duras) ;
  • un désir et une quête de liberté identiques animent les deux protagonistes ;
  • pour Bukowski/Chinaski, la boisson est nourricière, structurante, créatrice et source de plaisir comme il l’explique à Douglas Blazek : « La boisson est pour moi une colle qui permet à mes bras, mes jambes, mon zob, ma tête et tout le reste de tenir debout » (Bukowski, 2005 : 137) ;
  • l’activité créatrice n’est pas infernale comme chez Duras, mais est éthylique, facile et elle relève d’une nécessité : « C’est bizarre l’écriture. J’avais besoin d’écrire, c’était pareil à une maladie, à une drogue, à une impulsion irrésistible, et pourtant je n’aimais pas à me considérer comme un écrivain » ( Bukowski, 1989 : 98) ;
  • les deux hommes présentent la « nostalgie d’une respectabilité » pour reprendre l’expression de Catherine Paysan ;
  • un axe vertical les travaille, observable par la récurrence du thème de la chute et de la plongée cinématographique dans un monde de prise quotidienne de drogues. La rechute était également présente chez Duras ;
  • l’alcool ne compense pas l’absence de divinité (Duras). Rares sont les occurrences où l’écrivain discourt sur le fait religieux. Pour sa part, il privilégie la compagnie du diable dans les flammes à celle d’un « grand Dieu juste un peu trop balèze, trop infaillible, trop puissant » ( Bukowski, 2012 : 142) ;
  • Chinaski et Bukowski sont plus pragmatiques que les auteurs français. Ils écrivent pour survivre et vivre et non pour être à la hauteur de l’écriture ou pour avoir le sentiment de contrôler leur existence ;
  • ils ne se maîtrisent pas et ne cherchent aucune ascension sociale par la création comme en témoigne Bukowski : « Je ne suis pas un homme de réflexion, je fonctionne aux sentiments et mes sentiments vont aux estropiés, aux torturés, aux damnés, aux égarés, non par compassion, mais par fraternité, parce que je suis l’un des leurs, perdu, paumé, indécent, minable, apeuré, lâche, injuste avec de brefs éclairs de gentillesse » (Bukowski, 2012 : 142) ;
  • une adéquation s’observe entre l’alcoolique et sa représentation médiatique ;
  • les deux incarnent la figure du perdant, de la « mouche de bar ». Ils constituent l’antithèse des valeurs masculines de direction, d’activité, d’initiative et de maîtrise. Ils sont marginalisés et ostracisés dans leur société, ce qui n’était pas le cas pour Deleuze et Duras ;
  • enfin, Bukowski, célébré en Europe, ne jouissait que d’une reconnaissance relative à la fin des années 1980 aux États-Unis.

Au sortir de cette réflexion autour de l’activité créatrice chez ces trois auteurs, il apparaît distinctement que l’acte de création relève d’une nécessité et consiste à faire « passer le jus vivant des intestins » à l’écrit. Cet acte peut être mis en œuvre, catalysé et réalisé par la prise d’alcool. Il n’est pas alors dénué de souffrance (physique et sociale), de résistance, de danger. Chaque page condense une expérience humaine sur la condition humaine. Si les témoignages de Duras, Deleuze et Bukowski présentent de nombreux points communs, leur trajectoire de vie diffère. Parmi les trois, seul Bukowski était alcoolique avant de devenir écrivain et l’est resté par la suite. Il a certes occupé une fonction de postier pendant une dizaine d’années, mais l’expérience éthylique est toujours demeurée première. Ce parcours explique probablement l’absence de dimension sacrificielle dans ses divers écrits (scénarios, nouvelles, romans, correspondances). À l’inverse des deux autres auteurs, sa dipsomanie même se révèle positive, et cette affirmation de soi se traduit par une célébration intense de la vie. Il n’en demeure pas moins que l’acte de création en lien avec la prise de boisson se traduit par un axe vertical et un mouvement, celui de la chute comme le donne à voir Barfly. Ce mode de vie est socialement et médiatiquement dévalorisé, méprisé et stigmatisé au sein de la société américaine. Pour apprécier les répercussions de cette chute physique et sociale sur les principaux intéressés et leur entourage, il conviendrait d’élargir notre corpus. En d’autres termes, ceux de Claude Lévi-Strauss permettraient de fonder une « entropologie », cette « discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration » (Lévi-Strauss, 1984 : 496).

Bibliographie

Andrea, Y. (1983). M. D. Paris : Minuit.

Antelme, R. (2005). L’espèce humaine. Paris : Gallimard.

Bastide, R. (2003). Le rêve, la transe et la folie. Paris : Seuil.

Belting, H. (2004). Pour une anthropologie des images. Paris : Gallimard.

Bertho, A. (2009). Le temps des émeutes. Bayard : Paris.

Boellstorff, T. (2008). Coming of Age in Second Life : An Anthropologist Explores the Virtually Human. Princeton : Princeton University Press.

Bukowski, C. (1975). Factotum. Paris : Grasset & Fasquelle.

Bukowski, C. (1981). Women. Paris : Grasset & Fasquelle.

Bukowski, C. (1991). Hollywood. Paris : Grasset & Fasquelle.

Bukowski, C. (1993). The Movie Barfly. Original Screenplay. Santa Rosa : Black Sparrow Press.

Bukowski, C. (2005). Correspondance 1958-1994. Paris : Grasset & Fasquelle.

Bukowski, C. (2012). Shakespeare n’a jamais fait ça. Paris : 13E Note Éditions.

Cherkovski, N. (1993). Hank : la vie de Charles Bukowski. Paris : Grasset.

De Certeau, M. (1990). L’invention du quotidien 1. Arts de faire. Paris : Gallimard.

De Certeau, M., Giard L. & Mayol P. (1994). L’invention du quotidien 2. Habiter, cuisiner. Paris : Gallimard.

Deleuze, G. (1983). L’image-mouvement. Paris : Minuit.

Deleuze, G. (1985). L’image-temps. Paris : Minuit.

Deleuze, G. & Guattari, F. (1991). Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : Minuit.

Duras, M. (2007). Détruire, dit-elle. Paris : Minuit.

Duras, M. (1984). L’Amant. Paris : Minuit.

Duras, M. (1993). Ecrire. Paris : Gallimard.

Duras, M. (1987). La vie matérielle. Paris : Gallimard.

Duras, M. (1986). L’Eden Cinéma. Paris : Gallimard.

Duras, M. (1984). Outside. Paris : Gallimard.

Duras, M. (1980). L’été 80. Paris : Minuit.

Ginsburg, F., Abu-Lughod L. & Larkin B., (2002). Media Worlds: Anthropology on New Terrain. California : University of California Press.

Goody, J. (2003). La peur des représentations. Paris : La Découverte.

Leroi-Gourhan, A. (1964). Le geste et la parole. Technique et langage. Paris : Albin Michel.

Leroi-Gourhan, A. (1965). Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes. Paris : Albin Michel.

Lévi-Strauss, C. (1984). Tristes tropiques. Paris : Presses Pocket.

Marguerite Duras (1992). Paris/Milan : Cinémathèque française/Mazzotta.

Mauss, M. (1974). Œuvres II. Paris : Minuit.

Miller, D. & Slater, D. (2000). The Internet. An Ethnographic Approach. Oxford-New York : Berg.

Morin, E. (1956). Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie. Paris : Minuit.

Morin, E. (1957). Les Stars. Paris : Seuil.

Pink, S. (2007). Doing Visual Ethnography: images, media and representation in research London : Sage.

Sounes, H. (2008). Charles Bukowski : une vie de fou. Monaco : Éditions du Rocher.

Filmographie

Boutang, P.-A. (1996). L’abécédaire de Gilles Deleuze. Paris : Arte.

Cazenave, J. (1978). Apostrophes. Paris : Antenne 2.

Figgis, M. (1995). Leaving Las Vegas. États-Unis : United Artists.

Godeau, P. (2009). Un dernier pour la route. Paris : Wild Bunch.

Pivot, B. (2004). Les grands entretiens de Bernard Pivot : Marguerite Duras. Paris : Gallimard/Ina.

Schroeder, B. (1987). Barfly. États-Unis : Cannon Films.

Schroeder, B. (1987). The Charles Bukowski Tapes. Paris : Les Films du Losange.

Notes

[1] ^Après avoir longtemps compartimenté l’homme en ne privilégiant qu’une seule dimension de son comportement (économique, religieux, politique, etc.), la discipline anthropologique tend aujourd’hui au décloisonnement, ce qui a favorisé l’ouverture de nouveaux champs de recherche. L’anthropologie des médias est un champ encore émergent qui a pour objet la manière dont les significations, les mondes partagés et les liens sociaux se font et se défont au travers des médias. Par les médias (cinéma, télévision, etc.), il est en effet possible d’informer, de s’informer, de désinformer, de créer, d’interagir, de s’exprimer, d’organiser des événements, des performances, voire même de donner corps à des lieux et de les habiter. L’anthropologie des médias s’intéresse à ces formes de reliance et de déliance, mais également à la manière dont une médiation mobilise d’autres médiations et les transforme.

[2] ^Cours de Gilles Deleuze sur Leibniz prononcé à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis le 24/02/1987 et disponible sur le site http://www.webdeleuze.com.

[3] ^« J’ai toujours bu avec des hommes. L’alcool reste attaché au souvenir de la violence sexuelle, il la fait resplendir, il en est indissoluble. Mais en esprit. L’alcool remplace l’événement de la jouissance mais il ne prend pas sa place » (Duras 1987 : 21).

[4] ^« Dès que j’ai commencé à boire, je suis devenue une alcoolique. J’ai bu tout de suite comme une alcoolique. J’ai laissé tout le monde derrière moi. J’ai commencé à boire le soir, puis j’ai bu à midi, puis le matin, puis j’ai commencé à boire la nuit. Une fois par nuit, et puis toutes les deux heures. Je ne me suis jamais droguée autrement » (Duras 1987 : 21).

[5] ^Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création? », conférence pronocée à la FEMIS, le 17 mai 1987 et consultée le 12 novembre 2012 sur http://www.webdeleuze.com

[6] ^Bernard Pivot clôtura son émission en ces termes : « Je voudrais présenter mes excuses à nos téléspectateurs pour ce que j’appellerai «nos déboires». » Hors antenne, Bukowski sortira un couteau et menacera un vigile.

[7] ^Précisons que More aborde les thèmes de la liberté et de la prise de drogues, mais ne traite ni de l’alcoolisme ni de l’acte créateur.

[8] ^Bukowski dédicace son livre Hollywood à Barbet Schroeder. Il y relate ses liens avec Jon Pinchot,  alter ego du cinéaste et, notamment, comment ce dernier envisage de s’amputer une partie de son anatomie à raison d’un morceau différent chaque jour si le producteur ne lui verse pas l’argent promis de longue date. Par ailleurs, Bukowski précise : « Longtemps avant d’avoir trouvé un producteur pour le scénario, il [Jon Pinchot] avait chaque soir écumé la ville à la recherche du bar et des habitués qui convenaient […] il était presque devenu alcoolique » (1989 : 213).

[9] ^La majeure partie des scènes sont issues du vécu de l’auteur comme le précise Bukowski : « Je n’étais pas un bon bagarreur. D’abord, j’avais de trop petites mains et j’étais sous-alimenté, à moitié mort de faim […] Me castagner avec le barman, ça plaisait aux clients qui formaient un petit cercle très fermé. Moi, j’étais l’étranger. Il faut dire une chose des ivrognes : sobre, ces bagarres m’auraient tué, mais soûl, on avait l’impression que le corps devenait du caoutchouc et la tête du ciment » (Bukowski 1991 : 85).

[10] ^« Je m’étais bagarré – vaincu parfois, voire la plupart du temps, et parfois vainqueur. Si j’avais perdu la plupart de ces bagarres, c’est peut-être parce que je ne mangeais presque pas, que je buvais – et aussi que je ne voyais pas l’intérêt de me bagarrer, sauf que parfois il n’y avait rien d’autre à faire. Amuseur de pacotille, clown de service, j’étais obligé d’exécuter de petits tours pour me faire payer des coups » se remémore Bukowski (Bukowski 2012 : 91).

[11] ^Le tournage de ces scènes a eu lieu à Culver City.

[12] ^Comme l’atteste Bukowski : « Aussi loin que remontaient mes souvenirs, ça s’était toujours déroulé de la même façon : mettre la radio sur une station de musique classique, allumer une cigarette ou un cigare, ouvrir une bouteille. La machine à écrire faisait le reste. […] dans le fond, c’est pour ça que j’écris : pour sauver ma peau, pour échapper à la maison de fous, à la rue, à moi-même » (Bukowski, 1991 : 91).

[13] ^Bukowski veille à la vraisemblance des scènes, notamment lors de la rencontre entre Henry et Wanda. Ainsi, à l’adresse de Barbet Schroeder :
–        « NON ! NON ! m’écriai-je. MON DIEU, NON, PAS ÇA ! […]
–        Qu’est-ce qu’il y a ?
–        Les alcoolos qui verront ça vont se foutre de notre gueule !
–        Qu’est-ce qui cloche ?
–       Un homme qui boit ne repoussera jamais une bouteille de bière à moitié pleine en disant : «Et voilà, terminé». Il videra d’abord la bouteille jusqu’à la dernière goutte, et ensuite il dira : «Et voilà, terminé…» […] Voilà ce qui risque de se produire quand on a affaire à un metteur en scène qui n’est pas alcoolique, à un acteur qui déteste boire et que tous deux travaillent ensemble » (Bukowski, 1991 : 210-211).

[14] ^Le barman éponge et lui en offre un second. Cette fois-ci, il sort une écharpe, la déplie, l’enroule soigneusement sur son poignet gauche, la fait passer autour de son cou et tire progressivement avec sa main droite sur cette écharpe-balancier : le verre tenu à la main gauche s’approche doucement et sûrement de la bouche. Il boit en basculant sa tête en arrière.

[15] ^Lorsque Charles Bukowski rencontre Norman Mailer, il lui serre la main et lui glisse : « La mouche de bar rencontre le champion » (Bukowski, 2005 : 360).

[16] ^Leurs modes de vie s’inscrivent dans un temps présent non linéaire, mais cyclique. Barfly s’ouvre et se clôture par un combat au bar du Golden Horn. Un mouvement de caméra identique et inverse (travelling arrière puis ascendant) à celui du début du film nous éloigne du Golden Horn.

[17] ^John Fante (1909-1983) est un auteur américain souvent considéré comme l’un des précurseurs de la beat generation. Dans une partie de son œuvre fortement autobiographique (Bandini, La route de Los AngelesDemande à la poussière, Rêves de Bunker Hill), il narre les mésaventures d’Arturo Bandini, un être provocateur, joueur, passionné par la littérature, la philosophie et les femmes. Les couples Fante/Bandini et Bukowski/Chinaski présentent de multiples similitudes. Fante joua en effet un rôle significatif pour Bukowski qui le prit comme modèle. Notons que Bukowski, en collaborant avec son éditeur John Martin (Black Sparrow Press) à la réédition de Demande à la poussière, suscita un regain d’intérêt du public pour les romans de Fante.

[18] ^Mentionnons qu’une hémorragie digestive a conduit Bukowski au Los Angeles County où il a failli perdre la vie.

[19] ^Notons qu’une série américaine Californication, créée par Tom Kapinos, s’est fortement inspirée des écrits de Bukowski et de Barfly. L’univers glauque des laissés-pour-compte a été délaissé au profit de celui de l’upperclass, et des femmes aux allures de mannequins ont été privilégiées aux amours peu reluisantes de Chinaski/Bukowski.

Tous droits réservés © Drogues, santé et société, 2012