PATRICK BERGERON /
Correspondance : Patrick Bergeron, 235, pavillon Tilley, C.P. 4400, Université du Nouveau-Brunswick, Fredericton (N.-B.) E3B 5A3, Tél. : 506 447-3247, Courriel : pberg@unb.ca
Résumé
Cet article propose d’examiner les liens entre la toxicomanie et la pratique d’écriture du journal intime à partir de l’exemple de Mireille Havet (1898-1932). Nous mettrons en place quelques repères biographiques et historiques qui nous permettront ensuite de nous concentrer sur le Journal d’Havet. Nous voulons démontrer qu’une dynamique duelle s’y module : l’introspection évolue parallèlement avec une autodestruction que la dépendance à la drogue a rendue irréversible.
Mots-clés : Mireille Havet (1898-1932), journal intime, toxicomanie, lesbianisme
Mireille Havet, diarist and drug addict
Abstract
This paper will discuss connections between drug addiction and the practice of diary writing based on the example of Mireille Havet (1898-1932). We highlight various biographical and historical aspects before peering into Havet’s diary. We aim to show that the Journal produces a duality in which self-reflection coincides with a form of self-perdition that drug addiction has made inextricable.
Keywords: Mireille Havet (1898-1932), diary, drug addiction, lesbianism
Mireille Havet, escritora de un diario íntimo y toxicómana
Resumen
Este artículo se propone examinar los vínculos entre la toxicomanía y la práctica de la escritura de un diario íntimo a partir de los ejemplos de Mireille Havet (1898-1932). Ubicaremos algunas referencias biográficas e históricas que nos permitirán luego concentrarnos sobre el Diario de Havet. El objetivo es demostrar que en él se modula una dinámica dual: la introspección evoluciona paralelamente con la autodestrucción, que la dependencia de la droga hace irreversible.
Palabras clave: Mireille Havet (1898-1932), diario íntimo, toxicomanía, lesbianismo
Mireille Havet, diariste et toxicomane[1]
Mireille Havet. […] I’ve found her penniless, terribly doped.
I think I should call her a virgin sacrificed to Paris.
(Butts, 2002 : 301-302)
Même s’il existe, depuis janvier 2009, une place Mireille-Havet dans le 11e arrondissement de Paris, le nom de cette écrivaine française, fauchée dans la fleur de l’âge[2], n’évoque pas grand-chose pour le grand public. Pourtant, cette jeune fille que Guillaume Apollinaire surnommait affectueusement la « petite poyétesse », est l’auteure d’un roman, Carnaval (1922), dont le style vif et élagué rappelle ceux de René Crevel, de Jean Cocteau ou de Paul Morand, tous issus de la même époque. Ce récit a remporté un succès critique certain, puisqu’il a été considéré pour les prix Femina et Goncourt. En plus de Carnaval, Mireille Havet est l’auteure d’un volumineux journal qu’elle a tenu entre 1913 et 1929 et qui est expurgé depuis 2003 par les éditions Claire Paulhan. La lecture de ce journal ne permet pas seulement de découvrir le quotidien d’une jeune homosexuelle hédoniste et noctambule dans le Paris de l’entre-deux-guerres. Elle renseigne aussi, surtout à compter de 1924, sur sa plongée progressive dans les affres de la drogue : opium, héroïne, cocaïne, morphine, etc. En ce sens, le journal de Mireille Havet peut être perçu comme la chronique d’une dépendance dévastatrice.
C’est à l’éclaircissement des liens entre toxicomanie et écriture que nous consacrons l’étude qui suit. Après une mise en place de quelques repères biographiques et historiques, nous examinons la dynamique duelle introspection-autodestruction que module le journal de Mireille Havet. Nous verrons que l’emprise de la drogue a eu pour effet de relâcher, voire de déstructurer le style de la diariste, tout en la détournant d’une œuvre qui présentait toutes les qualités formelles pour marquer de son sceau le champ de la littérature féminine.
Mireille Havet et le Journal
Il y a lieu de distinguer trois types d’écrits dans l’œuvre de Mireille Havet : les quelques textes publiés de son vivant, les manuscrits égarés ou perdus et l’œuvre posthume, dont font partie la correspondance et, surtout, le journal.
De son vivant, Mireille Havet publia deux volumes : un recueil de poèmes et de contes fantastiques intitulé La maison dans l’œil du chat (Crès, 1917) et un roman d’amour au style alerte et avant-gardiste, Carnaval («Les œuvres libres », 1922 ; Albin Michel, 1923). À ces deux titres s’ajoutent divers poèmes et écrits en prose publiés, dès 1913, dans Les Soirées de Paris, Le Mercure de France
et Les Écrits nouveaux. Forte de ce début de notoriété, Mireille Havet laissa à ses contemporains le souvenir d’une auteure prometteuse. Elle bénéficia des encouragements d’éminents parrains tels que Guillaume Apollinaire, avec qui elle échangea des lettres dès l’adolescence[3], et Colette, qui signa une brève préface pour La maison dans l’œil du chat. Évoquons de même Jean Cocteau, qui faisait partie de son cercle d’amis, et André Gide, qui interrompit sa lecture de Carnaval pour adresser à l’auteure un mot d’appréciation. Bref, Mireille Havet amorça sa carrière d’écrivaine sous de favorables auspices.
En plus des textes de publication anthume, l’œuvre de Mireille Havet comprend différents manuscrits ou projets de romans, égarés au fil des déplacements et des déboires successifs de l’écrivaine. Le titre nous est parfois connu. C’est le cas avec Jeunesse perdue, roman dont l’intitulé laisse supposer que l’auteure s’y est livrée, comme dans Carnaval, à une évocation des mœurs excessives de sa génération.
Puis, il y a le journal. Tenu avec une assiduité surprenante entre 1913 et 1929. D’ailleurs, celui-ci a bien failli ne jamais trouver son lecteur. C’est dans des circonstances extraordinaires que Dominique Tiry, petite-fille de l’exécutrice testamentaire de l’écrivaine, a retrouvé, au grenier de sa maison de campagne, une mallette contenant, outre des lettres d’Apollinaire, de Cocteau et de Reverdy, ce volumineux journal dont plus personne ne connaissait l’existence. Il ne s’agit pas d’un quelconque journal de demoiselle. Les cahiers et les feuilles le composant[4] allaient révéler une diariste de haute volée, dont le nom est d’emblée à placer parmi ceux des plus grandes : Marie Lenéru, Catherine Pozzi, Virginia Woolf, Katherine Mansfield, Anaïs Nin et consorts.
Divers éléments donnent une grande valeur de ce journal, à commencer par les qualités de l’écriture. Au moyen d’une plume inventive et échevelée, Mireille Havet promène sur sa vie un regard intelligent, franc et souvent lyrique. Laure Murat y perçoit des relents proustiens :
Entre la fleur vénéneuse et la garçonne morphinomane, qui se promène dans ces pages en pyjama, cigarette aux lèvres, Mireille Havet creuse sa spécificité en se situant précisément au cœur du temps, non pas tant au sens de « son époque » mais le Temps au sens proustien, celui qui fuit, se perd, se retrouve, et que le Journal a aussi pour fonction d’enregistrer. (Havet, 2008 : 12)
Sur le plan intime, le journal permet de suivre le parcours d’une maturation. La jeune fille sentimentale et fleur bleue d’avant-guerre cède progressivement la place à la garçonne flamboyante, dont la vie amoureuse est, à la fois, chaotique et passionnée. Puis, sous l’emprise de la drogue, un assombrissement survient; les vicissitudes dont est constitué le quotidien de la diariste transforment petit à petit cette dernière en écorchée vive, en presque martyre.
Du point de vue de l’histoire littéraire, ce journal vaut comme l’une des toutes premières entreprises autobiographiques (sinon la première) racontant ouvertement l’homosexualité féminine. C’est d’ailleurs à ce titre que l’éditrice Claire Paulhan en a fait le fer de lance de la collection « Pour Mémoire ». Cette évocation du moi lesbien et volage – Mireille Havet avait un côté donjuanesque – est inhabituelle dans le contexte de la modernité. Une « invertie » aussi notoire que Natalie Clifford Barney (que Mireille a d’ailleurs côtoyée) laissa peut-être un volume de souvenirs (Souvenirs indiscrets, 1960), mais elle n’a guère tenu de journal. Même Renée Vivien, une autre homosexuelle célèbre de l’époque, a eu recours, en matière autobiographique, à la forme poétique. Le journal de Mireille Havet marque ainsi un moment important dans l’histoire des écrits intimes.
Pour nous, comme nous l’avons déjà indiqué, ce journal présente un autre intérêt : il documente la destinée d’une jeune viveuse que la toxicomanie a fini par entraîner sur la voie d’une perdition irréversible (pauvreté, délabrement physique, misère, solitude, maladie…). En ce sens, le journal constitue un incomparable témoignage littéraire et humain.
« [U]n ciel s’était ouvert et je m’y dirigeais[5]. » Mireille Havet et les drogues
30 ans ! L’âge où j’ai exactement perdu tout ce que je possédais à 20 ans. J’ai mis dix ans à me défaire de mes privilèges et de mon patrimoine, dix ans à me détruire, m’appauvrir et m’anéantir en tout et pour tout, dirait-on, pour toujours.
Car je ne crois guère que je puisse remonter, ces dix nouvelles années, le chemin si -gaiement descendu vers l’abîme où je suis maintenant prisonnière.
Alors il me paraît étrange de relire les souvenirs de cette descente, et de lire aujourd’hui, avec mes yeux crevés de larmes et mon corps épuisé, les proclamations de bonheur et de victoire que j’écrivais il y a dix ans.
(Havet, 2012 : 153)
À 30 ans, toutes les cartes sont jouées pour Mireille Havet. Elle a l’organisme délabré par des années d’excès et de privation due à la pauvreté. C’est aussi à ce titre qu’elle a sa place dans l’histoire littéraire. Elle appartient à ce « cortège d’ombres douloureuses » dont parle Edmond Jaloux et dont font également partie Jacques Vaché, René Crevel, Jacques Rigaut, Emmanuel Faÿ et Raymond Radiguet ; « ceux de sa génération qui, refusant les conditions communes du monde, se jetèrent dans une aventure de caractère absolu, qui les conduisit à une mort précoce. » (Havet, 2003 : 8) Pour Mireille Havet, la toxicomanie fut, comme l’écriture, une aventure à mener jusqu’au bout – même au prix d’une autodamnation.
C’est son amante du moment, Marcelle Garros, qui l’avait initiée à l’opium à l’été 1919. La drogue lui servit d’abord à assouvir sa soif immodérée de plaisirs, notamment en matière érotique. La drogue lui permit aussi, initialement, d’échapper à l’angoisse d’avoir survécu à l’hécatombe, puisque plusieurs de ses amis, dont Apollinaire, venaient de mourir. « Les vraies larmes montent et abondent maintenant que s’affirme l’absence continuelle des morts que la paix ne nous rendra jamais dans cette vie où nous les aimions », écrit-elle le 12 novembre 1928 (citée dans Butts, 2002 : 477).
La lune de miel avec les drogues serait toutefois de courte durée. Le « pacte du diable » (Havet, 2010 : 170) qu’avait conclu Mireille Havet ne se limitait pas à l’opium (qu’elle n’avait d’ailleurs pas les moyens de s’offrir sans recourir à ses amies plus argentées). Il s’étendait aussi à la « morphine, et sa sœur la cocaïne, et l’héroïne son aînée » (Havet, 2010 : 170). Bref, pour Mireille Havet, l’intoxication fut complète.
En comparaison des premières rêveries opiacées consignées dès 1919, quelque chose a manifestement changé lorsque Mireille Havet note dans son journal le 25 janvier 1929 :
Bonheur retrouvé + H.
Et plutôt : H. = B. R.
Si l’héroïne (désignée par l’abréviation « H. ») est devenue la condition du « bonheur retrouvé », c’est parce que la dépendance de Mireille aux drogues s’est dramatiquement accrue entre 1919
et 1929. Nous sommes bien loin, en effet, de la jeune femme qui s’exclamait en 1919 : « Voici l’été ! voici la ville ouverte, voici reconquise ma liberté ! » (Havet, 2003 : 149) Une notation du 24 mai 1928, à deux heures du matin, nous aide à mesurer l’étendue des ravages :
L’amour est loin, la vie aussi.
Héroïne, cocaïne ! La nuit s’avance… Mes seules passions, mes confidentes, mes complices dont je suis le prisonnier anéanti, allons, je vais à vous encore une fois, avant de dormir, mes ennemies que je hais, car je connais ma mort ! elle est en vous ! (Havet,
2010 : 170)
Mireille promène un œil lucide, voire désabusé sur sa condition de toxicomane :
Depuis trois jours, mon intoxication est beaucoup plus grave et se complique de symptômes qui n’avaient jusque là [sic] jamais existé.
1°. Je suis piquomane [sic], et je me pique toutes les heures ou plus, sans arrêt, par ennui, par malaise, par tristesse, par oisiveté, par rage, désespoir, etc. […]
2°. Je suis cocaïnomane à l’excès. Un gramme presque par soirée et par voie nasale, et injectée aussi. Résultat, demi-folie. Impossible de manger, de sortir, de lire, de téléphoner, d’écrire à Norma, de vivre, enfin. (Havet, 2010 : 290)
La diariste ne se fait aucune illusion sur elle-même ni sur l’issue funeste qui la guette. Sa vie a été « détruite indiscutablement par les drogues (et maintenant, les plus terribles) qui la rongent » (Havet, 2010 : 168). Elle ne se trompait pas. Quatre ans plus tard (en 1932), elle quittait ce monde, emportée par une tuberculose qu’elle tentait en vain de soigner dans un sanatorium de Montana, en Suisse.
Confessions d’une toxicomane française
Malheureux, effroyables, pitoyables et honteux morphinomanes,
vous n’êtes plus des hommes,
vous êtes des spectres, des fantômes,
des reflets, des ombres d’autrefois.
Vous êtes déjà l’enfer, et déjà le supplice, déjà la révolte et déjà la bave, déjà l’excrément, déjà la pourriture, déjà dix mille fois morts. Ô vous dont je suis. Ô nous qui étions vivants.
(Havet, 2010 : 326)
En tant que lecteurs, nous sommes secoués par la façon implacable dont la diariste évoque sa dépendance et le milieu des drogués de l’entre-deux-guerres. Elle compare la morphine à « un rouleau compresseur qui avance, ne connaît aucun obstacle et fait lentement son travail d’heure en heure » (Havet, 2010 : 169). La morphine est un monstre déguisé en « ombre », en « fêlure » d’aspect inoffensif, donc trompeur :
Mais il y avait, dans ce trop beau livre ouvert, ce trop beau rêve, une toute petite fêlure, quelque chose comme une épine qui portait malgré tout avec elle sa blessure et son ombre, imperceptible comme la blessure, trois fois rien vraiment, pensions-nous, et cette ombre, cette tache, cette fêlure, invisible et secrète, ce rien, c’était tout ! le monstre,
le minotaure qui allait tout détruire, broyer (et me broyer avec) sur ses molaires énormes notre fragile et trop humain bonheur.
C’était la morphine. (Havet, 2010 : 169)
De telles comparaisons, la morphine en inspire plusieurs à Mireille Havet. La diariste l’assimile, par exemple, à « une écharde invisible » par la suite « devenue le poignard, la hallebarde » qui a « transpercé [s]on cœur » (Havet, 2010 : 170). Ailleurs, l’auteure procède à une personnification :
Ô Morphine, tu es mon secret, mon amie la plus folle, mon ennemie la plus sûre et ma sauvegarde, puisqu’il paraît qu’il faut vivre malgré ses blessures et ses amputations. […] Je suis seule et je me damne, je n’ai plus que ce pacte et tout le monde m’a fait défaut
et m’a manqué. (Havet, 2010 : 297)
De tels passages abondent dans le Journal. La drogue – dont Mireille ne saura plus si c’est elle « qui [la] tue, ou si c’est elle qui [la] maintient » (Havet, 2012 : 110) – l’a incontestablement dépouillée de tout : « [sa] vie, [son] instinct de vivre, [sa] répugnance du mal, [son] goût de [se] soigner » (Havet, 2010 : 170). Il est inutile d’espérer un ressaisissement salvateur : il ne viendra pas. Mireille Havet se savait perdue depuis longtemps.
Le récit d’une aussi sombre (et brève) destinée soulève deux types de questions. Les premières concernent la jeune écrivaine : pourquoi a-t-elle continué de s’enfoncer dans cette spirale autodestructrice ? Pourquoi, celle qui ne manquait ni de discernement ni d’amis pour la soutenir, n’a-t-elle jamais manifesté de volonté réelle de se désintoxiquer ? Car on ne saurait parler longtemps d’usage récréatif des drogues dans le cas de Mireille Havet ; un esclavage s’est tôt mis en place. « La Coco ! Triste chose qui nous démolit et dégénère tous en moins de temps qu’il ne faut pour que nous en ayons eu aucun plaisir », écrit-elle le 20 ou le 21 août 1929 (Havet, 2012 : 204). Cette première série de questions paraît insoluble, à moins de se tourner vers Jean Cocteau. Celui-ci observait que « l’efficacité de l’opium résulte d’un pacte. S’il nous enchante, nous ne pourrons plus le quitter. / Moraliser l’opiomane, c’est dire à Tristan : « Tuez Iseut. Vous irez beaucoup mieux après. » (Cocteau, 1995 : 18) Il y a quelque chose de fatidique dans la toxicomanie de Mireille Havet. Le ton unique, bouleversant de son journal provient moins des efforts de la jeune femme pour se sortir des griffes du « minotaure » que de sa résignation devant sa vie sacrifiée :
Mais n’est-ce pas le propre des drogues de vous déposséder de toutes vos facultés de résistance et d’action ? On est livré pieds et poings liés à leur puissance (en le sachant très bien), s’en désespérant parfois, sans toutefois jamais essayer de rébellion durable ni de lutte efficace contre, c’est-à-dire qu’il est sous-entendu qu’on l’essaiera, et que cette condition de résistance est naturellement comprise dans toutes les précautions de sauvegarde élémentaire que doit prendre, contre lui-même et dans sa vie, tout bon drogué qui se respecte et ne veut pas finir aussi sottement et naïvement que les autres, dans un cabanon, à peu de différence près. Mais cette résistance n’est jamais employable ni possible, pour mille raisons, à la minute actuelle, elle le sera certainement dans quelque temps, le lendemain souvent, même ! Pourquoi pas ! Nous sommes tous de bonne foi, et nous sommes tous incurables. (Havet, 2012 : 204-205)
« Je fais comme Thomas de Quincy [sic], écrit-elle ailleurs, je dévore l’opium pour retrouver un peu de paix bien factice et même bien désespérante, avouons-le. » (Havet, 2012 : 64) Elle relate son goût fatal de la « nuit », non pas jusqu’à la fin (car son journal s’arrête en octobre 1929, c’est-à-dire quelque deux ans et demi avant sa mort), mais pendant longtemps. Elle continue d’écrire longtemps après que sa vie eut chaviré.
Un autre type de questions nous implique directement, nous qui lisons ce journal. Comment expliquer la fascination qui s’empare de nous à la lecture de propos aussi désespérants ? S’agirait-il d’une curiosité malsaine devant l’anéantissement d’un être fragile ? Cette fois, il est plus aisé de répondre, puisqu’il en va du pouvoir de fascination des grandes œuvres littéraires. Car c’est bien ce qui va rester du journal de Mireille Havet : un bijou de littérature intime. Certes, nul ne sera tenté de flirter avec les stupéfiants après avoir lu ce journal. C’est le service qu’il rend à la postérité, si l’on tient à y voir un côté utilitaire. Mais c’est davantage sur le plan littéraire que le journal est marquant. Jamais la jeune intoxiquée ne s’apitoie sur son sort. « Mais ne nous y attardons plus
et lisons Balzac », clame-t-elle, le 27 février 1929, après avoir dépeint sa « tristesse excessive » (Havet, 2012 : 61). De même, le 20 mars 1929, elle constate que sa vie ressemble au roman d’Hector Malot, Sans famille (1878) : « Le texte d’un roman qui fit pleurer notre enfance devient celui de ma vie. Sans fortune également et ne sachant pas tirer partie matériellement des quelques dons que j’ai sans doute. Écrire pour vivre me tuerait, quand c’est uniquement pour écrire et écrire seulement que je vis. » (Havet, 2012 : 73-74) Voilà peut-être ce qu’il faudra retenir de Mireille Havet : cette noctambule aventureuse aura vécu pour écrire.
La condition inhumaine
Ainsi le journal de Mireille Havet constitue un témoignage majeur pour l’histoire des toxicomanies et celle du rapport entre drogues et littérature. Au fil des ans, Mireille Havet a tenu son journal avec une assiduité remarquable considérant l’existence frivole, puis misérable qui fut la sienne entre l’été 1919 et l’automne 1929, date à laquelle s’interrompt son dix-septième et dernier cahier. Elle mena une vie tumultueuse : flirts et coucheries incessants, consommation continue d’opium, de cocaïne, d’héroïne, sans oublier la malicieuse « fée grise » (la morphine). Elle notait parfois les doses consommées ou, par raccourci, dessinait la sereine Pravaz qu’utilisaient les toxicomanes (voir par exemple Havet, 2010 : 68).
Ses excès allaient, petit à petit, émacier ses traits et la rendre à demi folle. Ils lui fournirent,
de surcroît, le physique rêvé pour interpréter le rôle de la Mort dans la pièce de Cocteau, Orphée, lors de sa création au Théâtre des Arts, en juin 1926, dans une mise en scène de Georges Pitoëff. L’élégance macabre de Mireille fit grande impression. Comme l’écrivit Marc Allégret dans une lettre à André Gide le 16 juin 1926 : « La mort jouée par Mireille Havet, c’est une chose confondante. Son corps sec et pointu d’opiomane à peine caché par une robe du soir de chez Chanel »
(cité dans Havet, 2008 : 13). Une photographie a d’ailleurs été conservée (voir l’illustration 14 dans Retaillaud-Bajac, 2008 : 256-257) : on y aperçoit Mireille sur scène, d’une maigreur à faire peur, sous les traits d’une empoisonneuse assistée par deux internes en chirurgie (ils s’apprêtent à prélever l’âme d’Eurydice).
Certes, une désintoxication n’a rien d’une sinécure. Cocteau évoquait sa propre expérience en des termes apocalyptiques : « Débâcle, émeutes, usines qui sautent, armées en fuite, déluge, l’oreille écoute toute une apocalypse de la nuit étoilée du corps humain. » (Cocteau, 1995 : 15) Mais l’intoxication est cent fois pire ; s’il est une chose que le journal de Mireille Havet établit clairement, c’est bien celle-là. Deux ans avant le suicide de ses amis le comte Jacques de Maleissye et sa femme Ketty (elle par absorption d’une dose mortelle de gardénal en décembre 1930, lui par ingestion
de vitriol en mars 1931), la diariste notait ceci :
J’ai devant moi désormais l’exemple tragique et typique des Maleissye et de l’existence qu’ils sont arrivés à mener autour de la drogue et uniquement faite à elle et consacrée à ses exigences. Je me crois différente d’eux et le suis sans doute beaucoup moins que de tous les autres gens normaux qui ont cessé de me voir et avec lesquels je ne peux plus m’entendre à cause de cet abîme de la drogue. […] C’est autrefois, au début! alors que j’étais à peine intoxiquée et sans comparaison avec maintenant, et sans employer non plus les mêmes drogues, que le surhumain, le merveilleux entrait par la porte des toxiques comme par celle de Satan dans mes nuits, mais il y a beau temps que le Merveilleux, qui est l’appât éphémère et illusoire des drogues, m’a quittée, et que je suis restée seule avec mon seul esclavage, sans qu’il [ne] me procure jamais plus aucune joie particulière ni paix inoubliable. Seules les drogues me restent et la condition d’inhumain (réellement inhumain, celui-là, abaissement) qu’elles m’ont faite. (Havet, 2012 : 205-206)
Entre des textes fondateurs du XIXe siècle, comme Les confessions d’un mangeur d’opium anglais (1821) de Thomas de Quincey ou Les paradis artificiels (1860) de Charles Baudelaire, et la multiplication des écrits sur la drogue parus à compter des années 1950 et 1960, dont les célèbres Portes de la perception (1954) d’Aldous Huxley et Le festin nu (1959) de William Burroughs, le Journal de Mireille Havet mérite une place de choix dans la littérature des drogues. Tout comme d’autres textes majeurs de l’entre-deux-guerres, tels Opium, journal d’une désintoxication (1930) de Jean Cocteau ou Le feu follet (1931) de Pierre Drieu la Rochelle, ce texte décrit la renonciation à toute forme d’apologie pour lui substituer une exploration de l’envers infernal ou sordide de cet univers. Sa plongée dans la « nuit » de la drogue, Mireille Havet la fit les yeux ouverts et la plume en main.
Références
Baudelaire, C. (1990). Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont.
Bergeron, P. (2010). « Mireille Havet ». Nuit blanche, 118, 10-15.
Boon, M. (2002). Road of Excess. A History of Writers on Drugs. Cambridge (MA): Harvard University Press.
Butts, M. (2002). Journals. New Haven : Yale University Press.
Cocteau, J. (1995). Opium. Journal d’une désintoxication. Paris : Le Livre de poche.
Du coq à l’âne, blogue (2007). « Claire Paulhan parle de Mireille Havet ».
Repéré à : http://elizabethflory.blogs.com/weblog/2007/05/claire_paulhan_.html
Havet, M. (2005). Carnaval. Paris : Éditions Claire Paulhan.
Havet, M. (2003). Journal 1918-1919. Paris : Éditions Claire Paulhan.
Havet, M. (2005). Journal 1919-1924. Paris : Éditions Claire Paulhan.
Havet, M. (2008). Journal 1924-1927. Paris : Éditions Claire Paulhan.
Havet, M. (2010). Journal 1927-1928. Paris : Éditions Claire Paulhan.
Havet, M. (2012). Journal 1929. Paris : Éditions Claire Paulhan.
Havet, M. (1917). La maison dans l’œil du chat. Préface de Colette. Paris : Georges Crès.
Hawthorne, M. C. (2010). « Exclues de l’exception : Mireille Havet et Laure Charpentier. » Dans M. Dambre et R. J. Golsan (dir.), L’exception et la France contemporaine : Histoire, imaginaire, littérature (p. 109-116). Paris : Presses de la Sorbonne nouvelle.
« La littérature et la drogue » (1968). Magazine littéraire, 34, 8-19.
Retaillaud-Bajac, E. (2002). Les drogues, une passion maudite. Paris : Découvertes Gallimard.
Retaillaud-Bajac, E. (2001). « Du haschischin au drogué : constances et mutations de la sociologie des usagers de stupéfiants (1916-1939) ». La découverte, 197, 83-104.
Retaillaud-Bajac, E. (2008). Mireille Havet, l’enfant terrible. Paris : Grasset.
Notes
[1] ^Nous adressons nos remerciements les plus chaleureux à Madame Claire Paulhan qui nous a permis d’accéder aux épreuves du Journal 1929 de Mireille Havet avant leur publication en juin 2012.
[2] ^Mireille Havet est née à Médan (Yvelines) le 4 octobre 1898 et morte au sanatorium de Montana (Suisse) le 21 mars 1932. Pour une présentation biographique en profondeur, se référer à l’ouvrage d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Mireille Havet, l’enfant terrible, Paris, Grasset, 2008.
[3] ^Voir Correspondance Guillaume Apollinaire / Mireille Havet, Montpellier, Université Paul-Valéry, Centre d’étude du XXe siècle, 2000.
[4] ^15 cahiers reliés en cuir et 2 cahiers d’écolier, tous numérotés d’août 1918 à octobre 1929, accompagnés de blocs-sténos et de feuilles volantes pour la période antérieure (1913-1918).
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