ANTOINE BERTRAND-DESCHÊNES /
Antoine Bertrand-Deschênes, candidat au doctorat, École de travail social, Université de Montréal
André-Anne Parent, Ph. D., professeure agrégée, École de travail social, Université de Montréal, chercheure Interactions et CReSP
Correspondance
Antoine Bertrand-Deschênes
École de travail social
Université de Montréal
Pavillon Lionel-Groulx
C.P. 6128, succursale Centre-Ville
Montréal (Québec) H3C 3J7
Courriel : antoine.bertrand-deschenes@umontreal.ca
Résumé
Antoine Bertrand-Deschênes, candidat au doctorat, École de travail social, Université de Montréal
André-Anne Parent, Ph. D., professeure agrégée, École de travail social, Université de Montréal, chercheure Interactions et CReSP
Correspondance
Antoine Bertrand-Deschênes
École de travail social
Université de Montréal
Pavillon Lionel-Groulx
C.P. 6128, succursale Centre-Ville
Montréal (Québec) H3C 3J7
Courriel : antoine.bertrand-deschenes@umontreal.ca
Problématique et objectif. La crise des surdoses est associée aux inégalités sociales et à la toxicité croissante des substances psychoactives (SPA). Les organismes communautaires en réduction des méfaits (RM) et personnes utilisatrices de SPA sont sur le front de la prévention des surdoses. Cette étude qualitative cherche à comprendre, en lien à la prévention des surdoses, les enjeux de reconnaissance qui affectent les personnes intervenantes des organismes communautaires en RM et les personnes utilisatrices de SPA recourant à leurs services.
Méthodologie. Des entretiens individuels et en groupe ont été réalisés auprès de personnes intervenantes (n=16) dans des organismes en RM et de personnes utilisatrices de SPA et recourant à leurs services (n=11) dans trois villes au Québec. Une analyse thématique a été réalisée pour thématiser des codes générés ayant trait aux aspects politiques, sociaux, juridiques et législatifs, aux services de prévention, aux déterminants sociaux de la santé et à l’intervention en lien à la crise des surdoses.
Résultats. Trois thèmes ont été générés en lien à l’objectif, soit 1) montée des inégalités et précarité : les surdoses au travers des normes de la reconnaissance ; 2) l’agir des personnes concernées et les normes de la reconnaissance ; et 3) la lutte pour de nouveaux termes de reconnaissance.
Discussion. Des normes de la reconnaissance sont en jeu dans les ramifications quotidiennes de la crise des surdoses et cela résulte en des conditions de précarité et de vulnérabilité différenciées pour les personnes intervenantes en RM et les personnes utilisatrices de SPA recourant à leurs services. Les personnes rencontrées déploient toutefois des résistances face à l’indifférence ainsi que des stratégies pour agir au travers des normes de la reconnaissance. Dans le contexte actuel, plusieurs revendications sont portées pour qu’au-delà de ne pas mourir par surdose, les personnes dites « à risque » soient davantage reconnues et soutenues.
Mots-clés : reconnaissance, surdoses, stigmatisation, inégalités sociales
At the margins of overdose prevention. The inequality of human lives
Abstract
Background and objective. The overdose crisis is associated with social inequalities and the growing toxicity of psychoactive substances. Community organizations in the field of harm reduction (HR) and people who use substances (PWUS) are on the front line of overdose prevention. This qualitative study seeks to understand, in relation to overdoses prevention, the recognition issues that affect community-based HR workers and the PWUS using their services.
Methods. Individual interviews and focus group were conducted with with stakeholders and peer workers (n=16) from HR organizations and with PWUS using their services (n=11) in three Quebec cities. A thematic analysis was carried out to thematize the codes generated relating to political, social, legal and legislative aspects, prevention services, social determinants of health and intervention related to the overdose crisis.
Results. Three themes were generated in relation to the objective, 1) Rising inequalities and social precarity: overdoses through norms of recognition; 2) The actions of the people concerned and the norms of recognition; and 3) The struggle for new terms of recognition.
Discussion. Norms of recognition are at stake in the daily ramifications of the overdose crisis resulting in differentiated conditions of precarity and vulnerability for HR workers and PWUS using their services. The persons encountered, however, display resistance in the face of indifference as well as strategies to act through the norms of recognition. In the current context, several demands are being made so that beyond not dying from overdose, people said to be “at risk” receive greater recognition and support.
Keywords: Recognition, overdoses, stigma, social inequalities
Al margen de la prevención de sobredosis. La desigualdad de las vidas humanas
Resumen
Problemática y objetivo. La crisis de las sobredosis está relacionada con las desigualdades sociales y la toxicidad creciente de las sustancias psicoactivas. Los organismos comunitarios dedicados a la reducción de los efectos nocivos y los usuarios de sustancias psicoactivas están en primera línea de la prevención de las sobredosis. Este estudio cualitativo busca comprender, en lo que hace a la prevención de las sobredosis, las cuestiones de reconocimiento que afectan a quienes ocupan funciones de intervención en los organismos comunitarios que trabajan en la prevención de efectos nocivos y a los usuarios de sustancias psicoactivas que recurren a sus servicios.
Metodología. Se llevaron a cabo entrevistas individuales y grupales con personas que ocupan funciones de intervención (n=16) en los organismos dedicados a la prevención efectos nocivos y con personas usuarias de sustancias psicoactivas que recurren a sus servicios (n=11) en tres ciudades de Quebec. Se realizó un análisis temático para tematizar los códigos generados referidos a los aspectos políticos, sociales, jurídicos y legislativos, a los servicios de prevención, a los determinantes sociales de la salud y a la intervención relacionada con la crisis de las sobredosis.
Resultados. Se generaron tres temas vinculados con el objetivo: 1) aumento de las desigualdades y precariedad: las sobredosis a través de las normas del reconocimiento, 2) actuación de las personas concernidas y las normas del reconocimiento y 3) la lucha por nuevos términos de reconocimiento.
Discusión. Las normas del reconocimiento están en juego en las ramificaciones cotidianas de la crisis de las sobredosis y esto resulta en condiciones de precariedad y de vulnerabilidad diferenciadas para las personas que ocupan funciones de intervención en la reducción de efectos nocivos y para las personas usuarias de sustancias psicoactivas que recurren a sus servicios. Las personas entrevistadas presentan sin embargo resistencias tanto ante la indiferencia como ante las estrategias para actuar a través de las normas del reconocimiento. En el contexto actual, existen numerosas reivindicaciones para que, más allá de no morir por sobredosis, las personas llamadas “a riesgo” sean más reconocidas y sostenidas
Palabras clave: reconocimiento, sobredosis, estigmatización, desigualdades sociales
Introduction
Le Québec observe une augmentation des décès liés à une intoxication aux substances psychoactives (SPA) (INSPQ, 2025a), impliquant de plus en plus le fentanyl et autres opioïdes synthétiques, des benzodiazépines non commercialisées et des stimulants (Do et al., 2024). Les indicateurs sur les intoxications non mortelles, comme les visites aux urgences augmentent également (INSPQ, 2025b), mais sous-estiment possiblement le phénomène si on considère, par exemple, que plusieurs personnes évitent certains lieux, comme les hôpitaux dus à la stigmatisation (Perri et al., 2023). Dans le contexte, il est plus juste de parler d’une crise des surdoses liées à la toxicité des SPA et au marché non régulé.
La littérature met en lumière le rôle des déterminants sociaux de la santé dans cette crise : le statut socioéconomique, l’identification à un peuple autochtone, le lieu de résidence, l’appartenance à un groupe de la population marqué par l’origine ethnoraciale, l’état de santé, le genre, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, l’âge et le statut migratoire contribuent largement, quoiqu’indirectement, au phénomène (Bertrand-Deschênes et al., 2022 ; Collins et al., 2022 ; Dasgupta et al., 2018 ; Kolla et Strike, 2019 ; Saloner et al., 2018 ; Strike et Watson, 2019 ; Thombs et al., 2020 ; Virani et Haines-Saah, 2020). Le « risque de surdoses » est ainsi associé à une vulnérabilité structurellement produite, désavantageant des groupes spécifiques en termes de santé et de bien-être (Rhodes et al., 2012).
Le désir de reconnaître l’usage de SPA comme une question de santé publique et non de sécurité publique est également mis à mal par l’existence simultanée de politiques répressives nuisant aux efforts de réduction des méfaits (RM) et décourageant les personnes d’utiliser certains services (Ning et Csiernik, 2024 ; Parent et Bertrand-Deschênes, 2023). La criminalisation de ces personnes contribuant à leur vulnérabilité structurelle (Buchman et al., 2018), la réforme du droit entourant les substances SPA ne constitue qu’une infime partie de la lutte contre des torts structurels liés à la crise (Dasgupta et al., 2018 ; Virani et Haines-Saah, 2020).
Au Québec, les organismes communautaires œuvrant dans une approche de RM poursuivent des missions de justice sociale ancrées dans la reconnaissance des droits, l’autonomie et la dignité des personnes utilisatrices de SPA (Harm Reduction International, 2022). Ils déploient diverses interventions sociosanitaires visant à prévenir les surdoses et les décès, comme la distribution de matériel de consommation sécuritaire, la distribution de la naloxone et la formation à son administration, des services de consommation supervisée (SCS), d’analyses de substances, etc. Vitales, ces réponses s’ancrent toutefois dans un paradigme bioscientifique en tension avec une compréhension holistique des personnes et de leur situation (Ning et Csiernik, 2024). En l’absence d’actions sociales et politiques visant les causes structurelles des méfaits liés à l’usage de SPA, elles posent le risque de reconduire le fardeau du changement sur les personnes elles-mêmes (Pereira et Scott, 2017, cité dans Buchman et al., 2018, p. 158). Partout au Canada, les organisations en RM, associations militantes et personnes utilisatrices de SPA militent pour des réformes structurelles accompagnées d’une meilleure reconnaissance, redistribution des ressources et représentativité politique (Parent et Bertrand-Deschênes, 2025).
De plus, la visibilité médiatique et politique des personnes utilisatrices de SPA se construit souvent autour des risques, pour elles-mêmes ou pour la société (Tremblay et Vadlamudy, 2023) et leur invisibilisation sociale « est révélatrice des mécanismes individuels et collectifs de discrimination, de domination et d’oppression » (Bellot, 2023, p. 18). Dans un contexte marqué par les tensions sociales et politiques ainsi que par la déshumanisation de certaines personnes utilisatrices de SPA, cet article adopte une perspective structurelle de la reconnaissance pour mieux saisir son rôle en lien à la prévention des surdoses.
Crise des surdoses et normes de la reconnaissance
Judith Butler nous fournit des outils pour adopter cette perspective structurelle de la reconnaissance et de ses mécanismes. Du fait de notre existence sociale, nous sommes des personnes dépendantes les unes des autres, que ce soit pour se loger, pour se nourrir, etc. Nous sommes aussi vulnérables, puisque constamment exposés à des conditions qui ne peuvent être totalement prévues, prédites ou contrôlées à l’avance (Butler, 2016b). Pour Judith Butler (2003), la reconnaissance de cette vulnérabilité est une condition nécessaire pour l’humanisation, elle-même produite en fonction de certaines normes. Ces normes renvoient à la reconnaissance des vies « humaines », conditionnée par des schèmes d’intelligibilités permettant à certaines vies d’apparaître comme telles (Guéguen et Malochet, 2012 ; Butler, 2016a, 2016b, 2003). Pour qu’une reconnaissance puisse avoir lieu, une possibilité de reconnaissabilité, en fonction de nexus de savoirs et de pouvoirs, doit être établie (Butler, 2021). Le problème de l’égalité précède ainsi la scène de la reconnaissance, ce que démontre le fait que plusieurs personnes, par exemple sur la base de leur genre, de leur classe sociale, etc., luttent pour la reconnaissance précisément pour changer les termes par laquelle elle est conférée (Butler, 2021).
Toute action politique visant à gérer des populations concerne, que ce soit explicitement ou non, la distribution inégale d’une précarité sociale (Butler, 2016b). Or, cette condition, politiquement induite, expose de manière différenciée certaines personnes à la violence, la blessure et la mort. Cette distribution inégale de la précarité sociale s’effectue à travers la reproduction des normes de la reconnaissance définissant les personnes dont la vie est digne d’être protégée et celles qui sont déjà perdues en tout ou en partie, et donc moins dignes d’être protégées (Butler, 2016b). La valeur de la vie apparaît dans les conditions où sa perte aura de l’importance. La capacité d’être considérée comme une personne digne d’un deuil est donc conditionnelle à ce que sa vie « compte » qu’elle soit valorisée et préservée de son vivant (Butler, 2016b).
On constate avec Butler que la prohibition, présentée par les décideurs comme un moyen de protéger la population, met en réalité en danger la vie des personnes utilisatrices de SPA, ces dernières étant perçues comme étant en tout ou en partie perdues ou irrécupérables, ou bien encore, comme des menaces à l’ordre public (Fraser et al., 2018). La (re)production de la vulnérabilité structurelle des personnes utilisatrices SPA est ainsi associée au fonctionnement de la reconnaissance et de ses normes. La reconnaissance de l’égalité des vies humaines par le prisme du deuil est parlante dans le contexte : personnes intervenantes, personnes utilisatrices de SPA et proches vivant maints deuils exacerbés par l’absence de réponses politiques et le sous-financement des services en RM (Kolla et al., 2024). Les impacts d’être témoin d’une surdose, d’un décès ou d’intervenir dans ce contexte sont peu reconnus (Kolla et al., 2024), révélant une exposition différentielle aux souffrances, pertes et traumas.
Dans cet article, nous adoptons cette perspective pour comprendre comment, en lien à la prévention des surdoses, les personnes intervenantes d’organismes communautaires en RM et les personnes utilisatrices de SPA recourant à leurs services sont affectées par des enjeux de reconnaissance, en perçoivent les effets, agissent au travers de ceux-ci et revendiquent une égalité des vies humaines.
Méthodologie
Cet article est le fruit d’un projet exploratoire initialement intitulé « Sur la route des surdoses » ayant reçu l’approbation du Comité d’éthique de la recherche — Société et Culture de l’Université de Montréal (CERSC-2021-095-D). L’objectif était d’approfondir les connaissances sur la prévention des surdoses et de mieux comprendre l’offre de services et les interactions entre actrices et acteurs de ce réseau de services au Canada. Ce projet a adopté une approche de recherche qualitative de type descriptive interprétative afin de permettre la production de connaissances pertinentes pour le milieu de l’intervention sociale (Corbière et Larivière, 2014 ; Parent et Bertrand-Deschênes, 2025). Cherchant à approfondir la réalité québécoise, cet article présente les résultats de cette recherche dans trois villes du Québec : Montréal, Québec et Joliette. Ce choix s’est effectué sur la base du nombre de décès par surdose survenus en 2019 et 2020, ou encore pour l’existence d’un programme novateur en prévention des surdoses. Le recrutement s’est effectué par le biais d’organisation en RM intervenant quotidiennement auprès des personnes utilisatrices de SPA cumulant des vulnérabilités structurelles. Des entretiens individuels ou en groupe se sont déroulés avec des personnes intervenantes (n=16), dont certaines embauchées sur la base de leurs savoirs expérientiels liés à l’utilisation de SPA et finalement, des personnes utilisant les services des organismes (n=11).
L’analyse thématique réflexive a été utilisée (Braun et Clarke, 2022) puisqu’elle permet une flexibilité en cours d’analyse, entre déduction à partir de concept plus théorique et induction ancrée dans les propos des personnes ayant participé à l’étude. L’analyse se déroule parfois à des niveaux plus sémantiques, ancrée dans les significations plus explicites, et parfois plus latentes, où elle explore les significations plus implicites (Braun et Clarke, 2022).
Notre approche d’analyse critique et constructionniste a évolué au cours du processus. Le premier encodage du matériel fut davantage inductif, demeurant à un niveau plus sémantique, ancré dans les significations explicites des propos. Afin de structurer l’encodage, ces codes furent regroupés sous différentes catégories reflétant différents aspects de la crise des surdoses sur lesquels nous avions obtenu des informations : 1) les aspects politiques, de stigmatisation et soutien sociaux, juridiques et législatifs ; 2) les services disponibles et manquants ; 3) les déterminants sociaux de la santé, et finalement 4) l’intervention. Une révision du codage à cette étape a permis de clarifier certains codes et d’en recentrer le nombre. Ensuite, durant la phase de thématisation, les codes des différentes catégories ont été analysés de manière transversale pour procéder à une thématisation davantage déductive renvoyant aux concepts théoriques mobilisés. Afin de peaufiner le travail de thématisation, des allers-retours constants entre les codes générés, les extraits encodés ainsi que l’entièreté du matériel collecté ont eu lieu. Des rencontres de travail entre auteur et autrice ont aussi permis à cette étape de peaufiner les analyses et la thématisation proposée.
Résultats
Notre premier thème, Montée des inégalités et précarité : les surdoses au travers de normes de la reconnaissance analyse comment des normes de la reconnaissance sont en jeu dans les ramifications quotidiennes de la crise des surdoses qui résulte en une précarité sociale différenciée. Le deuxième thème, L’agir des personnes concernées et les normes de la reconnaissance analyse l’action des personnes rencontrées pour comprendre comment elles sont agissantes au travers des normes de la reconnaissance. Notre dernier thème, La lutte pour de nouveaux termes de reconnaissance, analyse les revendications portées par les personnes rencontrées.
Montée des inégalités et précarité : les surdoses au travers de normes de la reconnaissance
Plusieurs personnes rencontrées ont dit que la montée des inégalités aggrave la situation de certaines personnes plus que d’autres, notamment celles qui « dérangent » et qui utilisent des SPA. Des personnes intervenantes craignaient la montée de « l’exclusion dans l’exclusion » où les personnes jugées les plus dérangeantes seraient exclues des différentes ressources d’aides. L’augmentation des personnes en état de psychose ou en « crise » dans l’espace public, ce que plusieurs associent à l’utilisation accrue de stimulants, serait un phénomène relativement nouveau dans la plupart des villes recensées par ce projet en 2022-2023. Cette nouvelle visibilité de « crises » s’effectue simultanément à la montée d’autres phénomènes telle la gentrification et les mobilisations associées au phénomène « pas dans ma cour ». Or, selon des personnes intervenantes, les personnes chassées de leur quartier à cause de la hausse des loyers ou parce qu’elles « dérangent » doivent parfois revenir dans ces mêmes quartiers pour bénéficier de ressources qui, paradoxalement, s’y retrouvent alors. Sans logement et rassemblées autour des ressources communautaires, elles sont ainsi exposées à la précarisation. Lors des entretiens, tant des personnes utilisatrices de services que des personnes intervenantes mentionnent d’ailleurs avoir observé une hausse de la présence policière et des pratiques de profilages en réponse à ces nouvelles réalités.
Utilisation des ressources et conditions politiques injustes
Les personnes que nous avons rencontrées recourent aux services pour manger, prendre un café, obtenir une rémunération, dormir, chercher du matériel de consommation sécuritaire, accéder à des services de santé, se laver, obtenir de l’écoute, avoir de l’aide pour des démarches, socialiser par la participation à différentes activités, etc. Ces différents besoins renvoient aux déterminants sociaux alimentant la crise des surdoses et la disponibilité des ressources dépend de la reconnaissance que leur absence résulterait en une précarité accrue.
[…] des personnes qui ne veulent pas être malades non plus, qui ne veulent pas être judiciarisées aussi par le fait de s’injecter à l’extérieur. Par le fait aussi du profilage, parce que… nous autres on boit vin ou on fait nos partys à l’intérieur de nos maisons, mais quelqu’un qui est sans domicile fixe et surtout qui n’a pas nécessairement accès aux ressources ou qui s’est fait barrer des ressources en lien avec des problématiques dès fois de santé mentale ou juste une surcharge émotionnelle […] donc ils se retrouvent à l’extérieur puis juste pour se reposer, avoir un endroit… là on rentre dans le côté plus des « incivilités » nommées ainsi par la Ville où est-ce qu’il y a […] beaucoup d’appels qui sont générés par le fait qu’on voit des personnes à l’extérieur […] #19, Personne intervenante, Montréal, Québec
Sans [les services de l’organisme], peut-être que je volerais pour manger. #24, Personne utilisatrice de services, Montréal, Québec
Certains services sont parfois configurés en fonction de discriminations croisées vécues par certaines personnes, en termes d’identité de genre, de statut migratoire, etc. Des personnes intervenantes ont aussi mentionné observer une prédominance masculine au sein de leurs services et se questionnaient sur la faible utilisation de ceux-ci par les femmes. Bien que plusieurs femmes courent des risques si elles n’utilisent pas de services, elles courent aussi des risques au sein de services majoritairement configurés à partir de la réalité des hommes. On nous a d’ailleurs rapporté que certaines femmes utiliseraient des services plus que d’autres, basés sur le sentiment de sécurité et l’intimité que leur configuration permettait.
[…] il y a beaucoup de femmes qui consomment quand même par injection ou par inhalation […] qui sont en instabilité résidentielle, mais qui vivent cela un peu plus caché, qui […] dès fois font du travail du sexe pour avoir accès à un hébergement, donc les prises de risques ou la consommation, tout ça se fait à l’intérieur des murs, mais on n’a pas tant accès[…] #19, Personne intervenante, Montréal, Québec
Intoxication et précarité
Au niveau des SPA consommées et de leurs modes d’utilisation, la hausse de la consommation de stimulants, notamment de crack et de crystal meth, et le passage de l’injection à l’inhalation de diverses SPA, nous ont été relatés. Dans le contexte de la contamination des substances et du matériel de consommation, on nous a mentionné que prendre des stimulants mène parfois à « dormir » ou à se sentir en sevrage « jusqu’à en être malade ». Plusieurs personnes consommant du fentanyl ressentiraient aussi des symptômes de sevrage dû à la présence accrue des benzodiazépines dans les substances consommées et de la dépendance développée à celles-ci. Pour une personne intervenante, cette conjoncture d’éléments est la conséquence de la prohibition à l’intérieur d’un régime capitaliste, où des substances synthétiques très puissantes, comme le fentanyl ou le crystal meth, peuvent être fabriquées à moindres coûts, nécessitent moins d’espaces de productions et peuvent se transporter en plus petites quantités, minimisant les risques de saisies.
L’utilisation de SPA est indissociable de la précarité sociale différenciée. Cela peut renvoyer, comme nous l’ont dit certaines personnes utiliswatrices de SPA rencontrées, au manque de logement, au manque d’accès à une alimentation adéquate et diversifiée et au manque de sommeil dû aux conditions de la rue qui compliquent la santé et amplifient l’effet des SPA sur le corps. Pour des personnes intervenantes rencontrées, la hausse de l’utilisation de stimulants pendant la pandémie de COVID-19 serait liée au fait que les personnes ne se sentaient pas en sécurité, alors que les rues étaient désertes, qu’elles étaient très visibles et qu’elles pouvaient se faire interpeller à n’importe quel moment. Les manifestations « qui dérangent » comme la « psychose » ou la « paranoïa », au-delà d’explications biomédicales liées à l’utilisation de stimulants, seraient aussi indissociables de cette précarité inégalement distribuée et de l’exposition différenciée à divers risques.
[…] Moi je dors-là, je me colle sur mon sac, parce que le lendemain matin ça se peut bien qu’il soit plus là…c’est triste, mais c’est ça, tu ne peux pas te fermer les yeux deux secondes, tu ne peux pas regarder ailleurs […] C’est de la survie tout le temps, tout le temps, tout le temps, tout le temps. Tu n’as pas le choix… Puis ça, ça n’aide pas non plus…je veux dire fait ta puff sur le coin là, si tu veux en faire un bad trip…hey ! tu veux stressé toi, bien vas-s-y, fume-là, puis tu vas te mettre à paranoïer […] #12, Personne utilisatrice de services, Montréal, Québec
L’agir des personnes concernées et les normes de la reconnaissance
L’action des organismes communautaires au travers des normes de la reconnaissance
Historiquement, ce sont les différentes personnes concernées par le phénomène qui, devant l’absence de mesures plus structurantes, ont développé la majorité des services offerts dans les organismes communautaires, une façon parmi d’autres d’affirmer l’existence des personnes utilisant des SPA.
[…] et dès fois bien ça veut dire pousser des portes, comme ça s’est passé avec la naloxone, c’est-à-dire que la naloxone communautaire, on n’en aurait jamais eu si on n’avait pas importé illégalement de la naloxone de l’Ontario. Jamais. Jamais les bandelettes de fentanyl, si on n’avait pas fait des groupes d’achats en mettant la pression, en créant une demande, n’y en auraient jamais eu. Et c’est triste, mais pour moi, c’est inéluctable à cause des populations avec lesquelles on travaille, dont personne ne se soucie. #4, Personne intervenante, Montréal, Québec
Bien que des mesures législatives puissent avoir historiquement permis de démocratiser l’accès à ces interventions, la distribution inégale de la précarité repose sur des normes de reconnaissance mobilisées dans les multiples lieux où la question des surdoses et des personnes qu’elles concernent est traitée. On peut observer le déploiement de ces normes dans les différences de traitement des personnes et la stigmatisation qu’elles vivent, selon les lieux.
Nous on a fait des tests ici, ma collègue est partie puis elle a un genre de look punk […] Elle a fait la tournée des pharmacies qui disait qui distribuait de la naloxone. Elle a réussi à avoir seulement une boîte de vapo sur trois pharmacies. Puis on a essayé à la base sans carte de maladie, parce que techniquement, un touriste pourrait venir chercher de la naloxone, tu n’es pas supposé avoir une carte de maladie […], mais les pharmaciens ont dit non parce que je n’aurai pas mon retour RAMQ. Il y a comme un problème, il y a comme un nœud qu’il faudrait défaire. Puis aussi je pense qu’il y a beaucoup de nouveaux injecteurs ici qui viennent qui avant allaient à la pharmacie. Là maintenant ils ont appris qu’on est ici […] puis qu’on offre aussi plus que la pharmacie. Tu n’es pas un numéro là, tu peux venir t’asseoir, tu peux venir manger ton lunch avec moi, tu peux me parler de tout ce que tu veux. Les gens souvent la première fois qu’ils me rencontrent dans le site puis ils me disent que c’est le fun « parce que je me sens accueilli comme un ami, je le sens qu’il n’y a pas de jugement ici » […] #10, Personne intervenante, Montréal, Québec
L’action des organismes communautaires ayant adopté une approche de RM s’effectue à de multiples niveaux dans un esprit de justice sociale en faveur des personnes qui utilisent leurs services, mais à partir des normes de la reconnaissance qui les précèdent, les contraint, mais aussi dans l’optique constante de bâtir un futur différent avec les autres actrices et acteurs concernés.
La différence parfois […] c’est la reconnaissance du politique au phénomène. Ici à X, les politiciens, ils reconnaissent la problématique. Dans d’autres quartiers, parfois l’administration […] ne reconnaît pas le problème donc pour nous c’est beaucoup plus difficile d’agir […] [Par exemple], on a eu du financement […] pour ouvrir un centre de jour et l’arrondissement n’a pas donner le permis d’occupation de l’espace […] Et puis là on passe un peu par la bande, on a créé un projet d’éducation sensibilisation et de recherche pour savoir combien de personnes et quels sont les besoins. Et puis là on va aller […] quand les résultats vont sortir on va se présenter en rencontre avec les élus pour dire « hey, voici ce qui se passe dans votre quartier, dans vos rues et voici ce qui se passe avec les commerçants, voici ce qui se passe avec les personnes et les citoyens. #8, Personne intervenante, Montréal, Québec
Des personnes rencontrées mentionnent également que les organismes de certains territoires sont systématiquement plus favorisés par les autorités sanitaires pour développer des services, comme les SCS, l’analyse de substances, etc., ce qui contribue à invisibiliser les problématiques présentes dans les autres secteurs. Ainsi, afin d’offrir protections et reconnaissances, leur désir de « rendre visible » la situation dans leur propre secteur signifie qu’elles doivent aussi composer avec les configurations de savoirs/pouvoirs qui ont autorité épistémique dans le domaine de la prévention des surdoses en termes de services et de meilleures pratiques, s’ancrant souvent dans un paradigme bioscientifique.
Pouvoirs d’actions, résistances et solidarités quotidiennes des personnes « à risque » de surdoses
Les discours des personnes rencontrées nous invitent aussi à voir les actions et les solidarités déployées par les personnes dans le contexte de la crise des surdoses.
[…] les gens viennent chercher des trousses de naloxone, ressentent le besoin d’avoir de la naloxone avec eux, pas nécessairement pour eux, mais pour des proches, les gens sont vraiment sensibles à la consommation de leurs proches […] Dans la rue des gens qui n’ont pas le contexte de la famille, que leur famille c’est le monde de la rue, puis il y a une belle solidarité […] #1, Personne intervenante, Ville de Québec, Québec
Les propos des personnes rencontrées nous informent que certaines dimensions de la prévention des surdoses sont invisibilisées par les normes en place. L’exemple des « revendeurs » est classique de ce cas de figure, car les décideurs ne leur reconnaissent aucune crédibilité alors que, selon les personnes rencontrées, plusieurs sont impliqués dans la prévention des surdoses. Aussi, lorsque nous avons demandé à des personnes utilisatrices de services si elles trouvaient que les gens étaient suffisamment informés de toutes les stratégies à utiliser pour éviter les surdoses, la réponse fut « dans la rue oui, hors rue non ». Cela renvoie à la manière d’identifier les personnes en situation d’itinérance comme étant « à risques », ce qui peut participer à les priver de leurs pouvoirs d’actions et empêcher de reconnaître plusieurs stratégies de prévention qu’elles déploient déjà.
L’expérience des deuils collectivisée et la reconnaissance
La souffrance, les traumas, les deuils et les épuisements sont aussi constitutifs de l’expérience vécue de la crise des surdoses de la plupart des personnes que nous avons rencontrées, de diverses manières et indépendamment des titres.
[…] je sais qu’ici, on est brisé beaucoup là par rapport à tous les décès qui a eu lieu. Même si ça ne fait pas partie de notre entourage, c’est quand même déjà des gens qu’ont côtois […] Ça reste quand même un deuil à vivre. Ça je pense que ça a été pas assez souvent, bien, depuis longtemps ce n’est pas assez considéré le deuil auprès des employés d’un l’organisme. #6, Personne intervenante, Montréal, Québec
Comme on nous l’a rapporté en lien avec le deuil, la reconnaissance, le soutien et l’entraide peuvent être présents, entre personnes de la rue ou entre personnes intervenantes. Cependant, les souffrances vécues n’arrivent pas à sensibiliser la population plus largement, soit à amener la société à se questionner et se transformer. C’est dans cette optique que les personnes rencontrées nous ont parlé de la puissance de certaines espaces qui permettent de collectiviser la douleur pour peut-être, éventuellement, contester les normes de la reconnaissance.
[…] dès fois on a l’impression qu’il n’est pas là [le deuil] parce que ça va tellement vite quand on fait des interventions sur la rue et tout, mais quand on prend le temps de jaser de ça avec les personnes… Je ne connais pas grand monde qui n’a pas perdu une personne ou qui ne connaisse pas une personne qui a fait une surdose, qui n’est peut-être pas décédée, mais ça touche vraiment à beaucoup de gens. Puis […] on a participé à la journée internationale de sensibilisation aux surdoses. C’est sûr qu’il y avait une présence accrue d’intervenants, mais aussi des gens du milieu qui se sont joints puis c’était quand même touchant, les gens font des témoignages, habituellement on en parle pas, mais c’était un évènement qui était fait pour ça… Les gens se sont recueillis, prenaient la peine d’écrire les noms des personnes qu’ils ont perdues et tout puis il n’y en avait pas juste 5 ou 6 là…je veux dire…il y en avait beaucoup. #15, Personne intervenante, Québec, Québec
La lutte pour de nouveaux termes de reconnaissance
Face aux pouvoirs des professionnelles et professionnels provenant de certaines disciplines biomédicales et de leurs savoirs validés scientifiquement, les personnes rencontrées dans les organismes communautaires ont mentionné devoir souvent revendiquer leur expertise sur les lignes de front de la prévention des surdoses.
[…] les ordres de médecins disaient que c’est un acte réservé pour le personnel infirmier […] c’est des discussions où il y a trop de va-et-vient, puis ça me fait penser à cette fameuse phrase « ils parlent puis nous on meurt » c’est un des exemples où est-ce que dès fois ça peut être long. Je peux comprendre qu’il y a des soucis au niveau éthique ou les fameux actes réservés, mais il y a des choses qui font quand même du sens dans le travail qu’on fait, reconnaître notre expertise, mettre de l’avant le fait qu’on est capable […] #19, Personne intervenante, Montréal, Québec
Des personnes intervenantes en milieux communautaires ont aussi parlé de l’autonomie acquise des organismes au sujet de la prévention des surdoses au fil des années et de la reconnaissance de leur expertise par les autorités sanitaires dans certains domaines. En contrepartie, ils et elles considèrent que cette reconnaissance doit encore se concrétiser par des formes de soutien qui favoriseraient le plein déploiement de leur autonomie, le soutien financier demeurant un élément crucial pour dépasser le stade de la reconnaissance symbolique. Par ailleurs, d’autres personnes sont davantage critiques, brossant un portrait encore plus ambigu et préoccupant des relations avec les autorités sanitaires, où ces dernières sont souvent à la fois des « partenaires » et des « bailleurs de fonds ». Ces personnes rappellent ainsi que l’injonction à « l’innovation » et le financement par projets contribuent à la précarisation des personnes impliquées, qu’elles soient utilisatrices des services ou intervenantes.
[…] malheureusement, les actions qu’on fait déjà souvent, c’est celles qui sont les plus pertinentes et les plus importantes. Oui, nous on continue à avoir du financement, mais on en a besoin de plus […] On a du monde qui sont crinqué, on a une équipe qui est spécialisée, ça prendrait juste de l’argent [pour être] en soutien davantage aux communautés […] #3, Personne intervenante, Montréal, Québec
Le manque de soutien et de reconnaissance envers les organismes va aussi de pair avec la spécialisation de leurs pratiques vers la prise en charge d’enjeux de vie et de mort. Cette spécialisation serait elle-même liée au fait que les personnes auprès desquelles ils interviennent sont considérées comme moins dignes de soutien et de protections politiques par le biais des normes de la reconnaissance.
[…] ça a été la même chose avec le VIH. Parce qu’on avait des populations dont personne ne se soucie vraiment. Donc si les gens des communautés elles-mêmes ne se soucient pas, personne ne va s’en soucier, donc c’est à la communauté de se prendre en charge puis d’y aller. #4, Personne intervenante, Montréal, Québec
[…] les organismes communautaires font un maximum avec un minimum de moyens […] Si la volonté politique était là, on pourrait faire beaucoup beaucoup plus. Puis je crois que plus ça va aussi, plus le réseau communautaire se spécialise. #3, Personne intervenante, Montréal, Québec
Des personnes intervenantes rencontrées appelaient ainsi à « résister » en prenant un recul réflexif sur la situation pour retrouver un pouvoir d’agir. Choix paradoxalement difficile, car, comme le dit une personne intervenante rencontrée, comment justifier « de prendre le temps d’arrêter et de diminuer tes ressources alors que tu devrais les multiplier par 10, alors que les gens meurent ». Parallèlement, une autre personne intervenante témoignait de l’importance de faire valoir aux bailleurs de fonds que l’accessibilité de différents services ne devrait pas être affectée par des raisons financières : « ils sont tout le temps en train de dire que c’est trop cher, mais si on sauve une vie ce n’est pas cher ».
En ce sens, les personnes intervenantes rencontrées s’insurgent contre les normes de la reconnaissance. Ce sont elles qui sont dénoncées lorsqu’on ressent qu’un bailleur de fonds met en tension la valeur d’une vie avec le coût d’un service. Ce sont elles aussi qui sont contestées dans la critique d’une prévention toujours plus agressive en termes de services comme réponse à la mort, alors qu’en ce moment même, des vies sont qualitativement dévaluées. Idée renchérit par les propos d’une personne intervenante nous disant que lorsqu’elles sont entendues pour sonder leurs besoins sur les services, les personnes seraient de plus en plus instrumentalisées, leurs voix étant notamment « recueillies » par des outils qui excluraient certaines voix. Ces méthodes favoriseraient une logique d’implantation de services et laisseraient peu de place pour entendre, dans une perspective globale, les personnes et leurs besoins.
Ainsi, les personnes rencontrées reconnaissent le besoin et la nécessité d’être en relation avec d’autres, mais elles désirent l’être dans un mode d’interdépendance où la reconnaissance de la vulnérabilité à autrui et de la dépendance à son égard pour sa propre action rend cet état non exploitable.
[…] Il faut que l’institutionnel embarque aussi. On tente de créer des ponts avec le milieu institutionnel sans pour autant qu’ils prennent le leadership […] Ce n’était pas anodin quand je t’ai dit, c’est un réseau par et pour le communautaire, c’est important le par et pour […] Parce qu’on ne veut pas que ça soit encore le réseau public, d’autant plus qu’on est pris avec les prérogatives des bailleurs de fonds qui viennent du public, en plus qu’ils nous dictent notre façon de faire. On veut garder notre autonomie. #2, Personne intervenante, Montréal, Québec
C’est dans cet esprit qu’il est possible de comprendre les demandes pour des systèmes alternatifs d’approvisionnement sécuritaire en SPA, le modèle biomédical actuellement dominant étant loin d’être en mesure de répondre à l’étendue des besoins. Son accessibilité est restreinte et l’accompagnement proposé ne conviendrait pas à de nombreuses personnes. Dans une optique d’égalité des vies humaines, le but est de vivre dans un monde où les normes de la reconnaissance ne menacent plus de disparition certaines vies.
Discussion
Les résultats présentés dans la section précédente démontrent qu’en lien avec les risques de surdoses, il est essentiel de s’intéresser aux enjeux de la reconnaissance et de ses normes (Butler, 2016a, 2016b). L’accroissement des inégalités rigidifie l’action de ces normes et, au nom de l’ordre qu’elles servent à reproduire, certaines personnes utilisatrices de SPA sont exponentiellement exposées à la blessure, aux pertes et à la violence. C’est ce dont témoigne le renforcement du contrôle social et de la répression, mais également l’absence criante de protections et de soutiens nécessaires. Dans ce contexte, les liens aux organismes en RM permettent toutefois de leur fournir des formes de protections et de reconnaissances.
Si sauver le plus de vies est critique et demeure l’ultime objectif de plusieurs interventions de RM en santé publique, cela ne devrait pas nous empêcher de s’attaquer aux éléments structurels maintenant les personnes utilisant des SPA en dessous d’un certain niveau de bien-être (Buchman et al., 2018). L’analyse que nous proposons s’inscrit dans cette logique, en invitant à se demander s’il est possible que les morts par surdoses comptent en elles-mêmes comme des tragédies ? C’est-à-dire qu’au-delà de la réponse fournie par les services des organismes communautaires pour prévenir la mort, des normes de la reconnaissance précarisent les personnes dites « à risque » de surdoses. Chaque année, des journées internationales de sensibilisation aux surdoses, tenues par l’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues (AQPSUD) et ses alliés au Québec, permettent aux personnes utilisatrices de SPA d’affirmer qu’elles sont bien en vie, au même moment qu’elles pleurent leurs défunts (Fraser et al., 2018). En militant pour modifier les narratifs sociaux stigmatisants afin d’humaniser les personnes utilisant des SPA, les personnes utilisatrices de SPA, proches, personnes intervenantes et alliés demandent de nouveaux termes pour la reconnaissance et forcent l’ensemble de la population à reconnaître la place à laquelle les personnes utilisant des SPA ont droit dans l’espace normal des « vivants ».
Il importe également de resituer l’action des organismes communautaires et des personnes « à risque de surdose » dans le contexte néolibéral propulsant l’individualisation de souffrances sociales où les formes de mépris et de pouvoir sur autrui apparaissent naturelles et légitimes et sont détachées des relations sociales les ayant causées (Frost et Hoggett, 2008). La spécialisation des organismes communautaires en RM autour de la biomédicalisation de la vie et de la mort des personnes « à risques » de surdoses doit se comprendre comme propulsée par l’abandon social et politique de celles-ci dans ce contexte néolibéral. Par exemple, une analyse des rapports du coroner dans le cas de décès liés à une intoxication aux SPA au Québec en 2017 démontre une surreprésentation de différentes conditions de santé, physique et mentale, comparativement à la population générale. Dans cette analyse, les conditions de vie matérielle et sociale étaient caractérisées par des situations d’isolement social, d’itinérance, d’instabilité en matière d’emploi, de précarité économique, de pauvreté et de démêlés avec la justice (Bertrand-Deschênes et al., 2022). À travers le Canada, on constate aussi que les peuples autochtones sont disproportionnellement affectés par les surdoses et cela est lié au colonialisme, au racisme et aux traumas intergénérationnels (Lavalley et al., 2018). Les différentes conditions affectant les personnes sont ainsi indissociables des luttes qu’elles portent. Si nous les isolons comme des signes distinctifs de vies humaines exposées à certaines conditions historiques contingentes, « nous escamotons la constellation de vulnérabilité, de colère, de persévérance et de résistance qui émerge de ces conditions historiques » (Butler, 2019, p. 18). La puissance des critiques formulées par les personnes que nous avons rencontrées tient de ces vulnérabilités, colères, persévérances et résistances. Or, en cette ère néolibérale, les types de financements et les critères de performances qui les accompagnent contribuent à la précarisation des organismes communautaires, des personnes intervenantes et des personnes rejointes, représentant un frein à une approche globale et holistique des personnes (Fauvel et al., 2024).
Les approches bioscientifiques dominent toujours, mais les personnes « à risque » de surdoses déploient une panoplie de résistances au quotidien et en ce sens, affirment leur existence, par le recours aux services, les stratégies de réduction des risques de surdoses, la solidarité et l’attention à leur pairs. Dans un contexte néolibéral de décentralisation, de responsabilisation individuelle, d’austérité et de privatisation, certaines interventions peuvent malgré tout renforcer la dignité collective, l’autonomie et l’entraide mutuelle. C’est le cas lorsque les interventions, comme les programmes d’éducation à l’administration de la naloxone, tel Prévenir et Réduire les Overdoses, Former et Accéder à la Naloxone (PROFAN) au Québec (Perreault et al., 2021), recourent aux réseaux des personnes utilisatrices de SPA et les renforcent au lieu de vouloir les nier et les détruire comme peuvent le faire les politiques prohibitionnistes (Faulkner-Gaurstein, 2017). Les organismes communautaires portent beaucoup d’approches bioscientifiques pour prévenir les surdoses, mais interviennent aussi sur le lien social. Si les normes de la reconnaissance précèdent et affectent les personnes intervenantes et les personnes utilisatrices de SPA, elles offrent aussi un pouvoir d’action pour revendiquer de nouveaux termes de reconnaissance (Butler, 2003).
Limites
Notre analyse comporte des limites, à commencer par notre approche méthodologique qui n’incluait pas de données sociodémographiques sur les personnes ayant participé à la recherche. Cela aurait permis par exemple de produire une analyse plus fine, en lien au genre, l’origine ethnoraciale, etc. Ainsi, l’utilisation du cadre théorique fournie par Judith Butler n’a pas pu s’effectuer à ce niveau d’analyse, impactant notre capacité à saisir les finesses de l’expérience. Cela aurait permis de mieux comprendre comment la précarité est différentiellement allouée et l’expérience de vulnérabilité différenciée en fonction de normes de la reconnaissance. Bien que nous défendions l’analyse développée dans cet article, nous reconnaissons qu’elle est une construction sociale et en ce sens, peut invisibiliser d’autres réalités et expériences tout aussi importantes.
Conclusion
Un trauma vécu collectivement résulte de la crise des surdoses étant donné les nombreuses manières que les communautés ont d’être affectées (Brand, 2018). Toutefois des solidarités puissantes émergent, comme entre des associations militantes de personnes utilisatrices de SPA et des groupes de mères endeuillées formant une coalition importante pour l’évolution des politiques en matière de SPA au Canada (Coalition canadienne des politiques sur les drogues, 2021 ; Jenkins et al., 2021). Une alliance entre personnes provenant de champs diversifiés qui se rallieraient sur le principe d’une vulnérabilité communément partagée est possible dans l’optique de la prévention des surdoses, mais plus largement en faveur d’une égalité radicale des vies humaines. Le pouvoir de vivre existant en tant que pouvoir d’être affecté et d’affecter, au cœur de ces coalitions, se trouve l’importance des expériences vécues, variées, et exhibées de « l’intérieur », provenant des personnes elles-mêmes. Ces expériences vécues ont le pouvoir de revendiquer des normes plus égalitaires de la reconnaissance, qu’elles soient liées aux deuils, à l’utilisation de SPA ou à l’expérience différenciée de la vulnérabilité en fonction d’une identité.
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