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SÉBASTIEN BAUD /

Sébastien Baud, ethnologue, Institut français d’études andines, Lima

Correspondance
Sébastien Baud
Rue du Noyer, 8
F-68480 Wolschwiller
Téléphone : +33 6 85 56 84 17
Courriel : mel@sebastienbaud.fr


Résumé

L’article est né de mes voyages et mes rencontres avec un grand nombre de voyageurs venus en Amazonie, entre 1998 et aujourd’hui, pour boire l’ayahuasca. Il rapporte des désirs d’expérience et les gestes dont ils vibrent. De manière explicite ou lentement amenés dans les conversations, les images-esprits ou êtres gestuels occupent une place centrale dans ces paroles, en lien avec le sentiment intime « que quelque chose manque » ; en lien aussi avec un animisme « inscrit au plus profond de nos corps ». Parce que je ne nous retrouve pas dans la littérature sur le tourisme chamanique, je propose ici une phénoménologie des sensations propres à l’expérience ayahuasca et à cette épaisseur du temps en jeu dans les rituels. Ce faisant, l’article est une manière de montrer que les expériences des voyageurs et les corporéités qui s’y inventent sont des articulations du paradigme chamanique. 

Mots-clés : tourisme chamanique, ayahuasca, corporéité, voir et devenirs autre, animisme

Body on a Journey, Shamanic Tourism in Amazonia

Abstract

The article is born from my travels and my encounters with travelers who have come to the Amazon, from 1998 to the present day, to drink ayahuasca. It narrates the desires for experience and the gestures they resonate with. Explicitly or gradually brought into conversations, the images-spirits or gestural beings hold a central place in these narratives, linked to the intimate feeling that “something is missing”; also linked to an animism “inscribed deep within our bodies.” Because I do not find us in the literature on shamanic tourism, I propose here a phenomenology of the sensations particular to the ayahuasca experience and to this thickness of time at play in the rituals. In doing so, the article is a way to show that the experiences of the travelers and the corporealities they invent are articulations of the shamanic paradigm.

Keywords: shamanic tourism, ayahuasca, corporeality, to see and becoming another, animism

Cuerpo en viaje, Turismo chamánica en la Amazonía

Resumen

El artículo nació de mis viajes y mis encuentros con viajeros que llegaron a la Amazonia, entre 1998 y hoy, para beber ayahuasca. Refiere a los deseos de experiencia y los gestos que vibran en ellos. De manera explícita o gradualmente traídos en las conversaciones, las imágenes-espíritus o seres gestuales ocupan un lugar central en estos relatos, en relación con el sentimiento íntimo de “que algo falta”; también en relación con un animismo “inscrito en lo más profundo de nuestros cuerpos”. Porque no nos encuentro en la literatura sobre el turismo chamánica, aquí propongo una fenomenología de las sensaciones propias de la experiencia ayahuasca y de esta densidad del tiempo en juego en los rituales. Al hacerlo, el artículo es una manera de mostrar que las experiencias de los viajeros y las corporeidades que se inventan son articulaciones del paradigma chamánica.

Palabras clave: turismo chamánica, ayahuasca, corporeidad, ver y devenires otro, animismo


«J’ai touché un temps lointain. Je flottais les yeux fermés dans un monde sans contour, ni rive. Et pourtant tout semblait si réel. Les esprits me visitaient et me parlaient d’une voix sans parole. Lorsque j’ai ouvert les yeux et regardé la maloca, j’ai su qu’en moi quelque chose avait compris. Compris quoi ? Je ne sais le dire, seulement compris, et cette sensation m’a envahie.»

Une voyageuse, Iquitos, 2014

La présence grandissante en Amazonie de voyageurs venus d’Europe, du continent nord-américain ou d’ailleurs pour boire l’ayahuasca est un fait marquant de ces dernières années (Losonczy et Mesturini, 2011 ; Baud, 2014, 2017 ; Fotiou, 2020). Avec elle, apparaissent des lieux rituels (maloca), situés au carrefour d’interactions régionales circonstanciées, lieux de dynamiques d’emprunts, d’appropriations et de réappropriations par les personnes impliquées. Avec elle, apparaissent aussi des phénomènes de recouvrement ou d’empiétements d’un geste sur l’autre, où chacun apparaît en discriminant des modalités exactes et singulières de la démarche mise en œuvre (Dupuis, 2019). À l’encontre d’une approche empreinte de généralités inconsistantes, voire résolument déductive, où les hypothèses sont posées avant que l’enquête ne soit menée (Baud, 2015), voyager en Amazonie, s’asseoir dans la maloca et boire l’ayahuasca est dans cet article un geste pensé comme un espace d’altérité, d’inconnu et de non-savoir, propice aux bricolages rituels et aux « cheminements spirituels » (Ghasarian, 2006), entendu qu’un geste puisse être l’idiosyncrasie de contrées gestuelles extrêmement peuplées, que mille êtres gestuels ou images-esprits provenant d’autres temps ou d’autres espaces y surgissent.

Parler de bricolage n’est pas appréhender les pratiques déployées en termes d’authenticité et les investissements observés en termes de légitimité, notions limitant la compréhension de ce qui se joue vraiment du point de vue des personnes (Baud et Ghasarian, 2010). La recherche de sens et de signification dans sa vie à travers des emprunts culturels est la chose du monde la mieux partagée. Elle est légitime pour tout un chacun, y compris ces voyageurs, même si les expériences engendrent parfois un amalgame rapide entre le fait d’avoir eu une « expérience » qualifiée de « chamanique » ou de « spirituelle » et le fait d’avoir été « initié » (au sens anthropologique du terme) au chamanisme ou à la spiritualité shipibo ou huni kuin. Le bricolage est ici lié « à ce sentiment de vide devant les trous de la mémoire collective […]. On ne sait pas exactement ce qui manque […], mais on sait très bien que quelque chose manque » (Bastide, 1970). Le « tourisme chamanique », en se gardant de réduire un phénomène diffus à une mobilité géographique dans un lieu donné, n’est donc pas simple consommation de l’altérité, tel un produit de plus dans un marché qui se nourrit d’un mode de subjectivation capitalistique (Deleuze et Guattari, 1991), offrant la promesse d’une identité prêt-à-porter. Au contraire, l’expérience recherchée relève d’une interpénétration des manières de vivre ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale (Graeber et Wengrow, 2021). Elle implique la digestion d’éléments hétérogènes en les transformant, sans abolir les différences ni les contradictions, sans écraser le lointain, pour réaliser non pas une simple juxtaposition syncrétique, mais « un métissage incertain » (Novaes, 2015 ; Stella, 2019).

Quête « d’expériences spirituelles “directes” » (Ghasarian 2010 : 289), quête d’un invisible qui pour un instant se ferait voir, quête de sens, de soi, d’une réparation ou d’une guérison, les raisons avancées témoignent d’un rapport valorisé à l’inconnu et d’un réel besoin de partager son ou ses expérience(s), considérée(s) comme porteuse(s) d’une intense transformation existentielle. Mais qu’y a-t-il en deçà de tels choix narratifs ? Que motive le voyage en Amazonie pour ingérer un breuvage amer, émétique et psychotrope ? Comment des gestes, et d’abord celui d’incorporer l’ayahuasca, peuvent-ils être porteurs d’une rencontre avec une image-esprit ou un être gestuel sans un devenir autre qui commence toujours par un voyage en corps ? Comment rencontrer des savoirs autres et ce qu’ils ont à dire aux voyageurs occidentaux sur leur corps et le monde, sans aller à leur rencontre lors d’un voyage difficile et incertain (Ghasarian, 2010) ?

Pour saisir ce qui se joue dans la perméabilité entre pratiques locales et représentations occidentales, entre des gestes et des modes de corporéité qui s’y inventent, délaissant l’opposition eux/nous, bien documenté par ailleurs, j’interroge ici l’idée de l’être humain en expérience pour en souligner la parenté en deçà des traits culturels. À l’encontre de cette idée à la mode de « décentrer l’humain » d’un point de vue critique, en ce que c’est bien toujours de sa perception dont il fait l’épreuve et dont nous pouvons parler, la seule question qui vaille étant sa puissance à consentir les êtres vivants, à faire des rencontres, j’aborde dans cet article les esthétiques amazoniennes de l’ivresse et l’épistémologie chamanique, façonnant les désirs et les imaginaires occidentaux, comme les corps en voyage et les conditions de possibilité, d’existence et d’émergence l’expérience psychotrope. Plutôt qu’aux images perçues, je m’intéresse ici au geste d’incorporer l’ayahuasca, au sens d’une intentionnalité en gestation. Je m’intéresse à cette expérience bien étrange qui décompose les corps, épaissit le temps et autorise la vision, en m’attachant à la phénoménologie du corps en sensation. Nonobstant, l’article est une manière de montrer que les expériences des voyageurs et les corporéités qui s’y inventent sont des articulations du paradigme chamanique.

Enfin, puisque je prends un risque en l’écrivant, il convient de préciser que je m’appuie sur une longue expérience du terrain, initiée lors du Second forum international sur la spiritualité indigène, organisé en 1998 à Takiwasi (Tarapoto, Pérou), où je rencontrais celui qui allait devenir un ami.

Danser l’écart

Je suis en haute Amazonie occidentale, proche du haut Marañón. Je suis avec un ami awajun. Nous marchons en forêt, dans une balade botanique. Carnet et crayon dans une main, appareil photographique dans l’autre, j’apprends à reconnaître et à nommer dans sa langue les plantes rencontrées, lorsque nous tombons « nez à feuilles » avec la liane Banisteriopsis caapi, que les Awajun appellent datem ou ayahuasca. Un heureux hasard, tant elle est rare aujourd’hui à l’état sauvage. Il en est tout excité, et moi aussi. Notre découverte deviendra une intoxication rituelle. À l’aide de sa machette, il arrache les petites plantes tout en cercle autour du pied, geste signifiant un lien d’appartenance : toute personne qui découvrirait la liane le respectera. Nous revenons auprès d’elle quelques jours plus tard, à jeun. Avant d’en couper des morceaux tout en haut, « pour ne pas la manger toute entière », mon ami accroche en silence un bout de tissu d’une seule couleur, détaché d’un vieux vêtement à lui. Ce geste trouve plusieurs explications.

Le tissu est de couleur unie, m’explique-t-il, car dans la vision les couleurs ne sauraient être mélangées — la vision ne saurait être une simple danse d’images en mouvement kaléidoscopiques, stupéfiantes, serpentines, caractéristiques de l’expérience ayahuasca. Un bout de tissu, car l’esprit végétal (datema aentsi) se pare d’un vêtement lorsqu’il se manifeste telle une personne (aentsmagau) à l’être humain ivre de la liane. Détaché d’un vieux vêtement enfin, car il y a dans le geste de couper, de cuire et de boire, un devenir relationnel et réciproque, soutenu par l’idée que l’esprit humain, le wakani, littéralement « mon ombre », diffuse (dapampaut) vers le corps et les objets personnels, et spécialement vers le vêtement du quotidien. Accrocher un bout de tissu de couleur unie détaché d’un vêtement longtemps porté concentre le monde. Ce geste engage la personne et la liane dans une incorporation réciproque. Il dit la phénoménologie de l’expérience ayahuasca : comment l’esprit végétal par son regard ou son murmure fait naître l’ivresse, parfois la frayeur, puis comment la personne par une suspension du geste, « par sa concentration » (anentaimtut), s’extrait de la danse serpentine pour s’en-visager dans le regard de l’image-esprit : être en capacité de devenir autre et relativement de voir l’invisible.

En langue awajun (aénts chicham, Haut Marañón, Pérou), l’ivresse est une danse (nampeamu), faite de déplacements, de mouvements en expansion et en condensation, une danse lumineuse et sonore d’images ou de reflets en transformation constante et successive, induite par le murmure de la « personne du datem » alors qu’elle se tient « là, tout contre l’oreille », explique mon ami. « Datema aentsi ukunum chichau… tii tii… tiiii tiiiiii Et si tu te retournes, tu ne vois rien. Personne ne te parle, et la voix est toujours là. Tu te tournes encore, et la voix est toujours derrière toi. Il n’y a jamais rien quand tu regardes derrière toi, et pourtant ça vient de là ». Et tu te tournes, et tu tournes, et tu danses, pourrait-il ajouter, « tels chinim ou nayap au-dessus de la cascade »[1] dans un geste qui se déploie et emporte le monde dans le regard. Cette présence d’esprit, que mon ami appelle « pouvoir » (najawe, littéralement, « ce qui affecte ou blesse »), est une « intensité », tout à la fois invisibilité et condition du visible, comme l’est la lumière, pour souligner les deux modes perceptifs et imbriqués de toute expérience de l’ayahuasca. Cette intensité est pensée localement en termes relationnels. Violente et effrayante, initiatrice et incorporée, composée d’affects et de percepts, cette intensité amène les personnes à une intensité de présence. 

Tant il n’y a de pensée qu’involontaire, suscitée contrainte dans la pensée, d’autant plus nécessaire absolument qu’elle naît, par effraction, du fortuit dans le monde. Ce qui est premier dans la pensée, c’est l’effraction, la violence, c’est l’ennemi […] Ne comptons pas sur la pensée pour asseoir la nécessité relative de ce qu’elle pense, mais au contraire sur la contingence d’une rencontre avec ce qui force à penser (Deleuze, 2011 : 181).

Incorporer l’ayahuasca est un geste « qui force à penser », un geste aussi au demeurant qui fonde la singularité de la pratique chamanique.

Le chamanisme est une pensée du dehors, une pensée de la relation, différente d’une expérience intérieure ; son but n’est pas une connaissance du soi, mais une compréhension du non-moi. Elle est un processus événementiel et contingent de transformation parallèle de deux existants : de la personne en chamane et de l’altérité invisible rencontrée en interlocutrice, un devenir relationnel et réciproque, au sens de deux devenirs agissant l’un sur l’autre. Et elle opère en faisant de cette altérité une intensité intentionnelle, une puissance d’être affecté, un pouvoir. Dans la société awajun, il existe de fait une différence entre le tsuajatin, « celle ou celui avec le tsuak (“pharmakôn”) », et l’iwishin, « celui qui chante sur un liquide », appelé aussi wawekjatin, « celui avec le waweamu (“ce qui pénètre”, le dard ou le bourdonnement) ». Cette appellation est davantage explicite quant à ses manières d’agir ou de prendre en charge le malheur : soigner (etsagat), apaiser la colère (etsagket), littéralement « rendre à nouveau lumineux », en détachant par la succion du corps en devenir autre le dard (tsentsak) ou le poison (tseas)[2]. Semblablement, dans la société huni kuin (fam. ling. pano, Purus, Pérou et Brésil), le huni dauya est celle ou celui qui connaît les plantes et prescrit le bon pharmakôn, l’antidote, pour soigner les maladies à poisons (dua). Différent est le huni mukaya, « l’homme avec le muka (“l’amer”)[3] », celui qui connaît les plantes contrôlant les transformations et les devenirs. Les Huni Kuin font appel à lui, écrit Patrick Deshayes (2013), lorsqu’un chasseur est attrapé par un anaconda, dont la morsure contient du muka, substance qui n’empoisonne pas la personne comme pourrait le faire le venin d’un serpent, mais qui modifie son identité. Les maladies à muka sont produites par les intentions d’autres existants et amènent à un devenir autre, « un devenir-animal pour cet homme qui essayait de se fabriquer un devenir-chasseur » (Deshayes, 2013). Il n’y a que deux possibilités : se faire extraire ce muka pour retrouver son humanité pleine et entière, ou en maîtriser l’intentionnalité en la retournant à son bénéfice et à celui de sa parentèle en devenant huni mukaya.

La recherche contemporaine d’expériences intenses de défocalisation de la conscience et d’espaces initiatiques manquant dans nos sociétés au travers de voyages commence aux bords de nos savoirs, voire même par un non-savoir pour l’ouvrir sur mille savoirs et saveurs spécifiques. Tout commence donc par une exploration intensive de la suspension : les voyageurs savent, sentent, que l’intervalle ou l’écart, la séparation par la langue ou la culture, s’avance exactement pour générer des passages sensoriels et des expériences perceptives entre ce qu’ils peuvent voir, entendre, toucher, partager, percevoir ou pas (Després, 2016a). Sifflements, bourdonnements, bruissements, crissements, grincements qui percent le sous-bois comme autant de dards lancés entre les arbres : la forêt n’est jamais muette. Tout commence ainsi par un corps perçu « dans sa fragilité dans l’immensité de la forêt » pour reprendre une expression entendue, laquelle par une altération vocalique du latin silvaticus (salvaticus) apparaît comme « sauvage », avec le danger de s’y perdre (bien plus que de se faire piquer par un insecte ou mordre par un serpent). Le qualificatif témoigne d’une asymétrie exprimée entre forêt et contemporanéité, nature(s) et société(s), la forêt amazonienne apparaissant comme un monde, avec son épaisseur, ses bruits et ses ombres.

Tout commence donc par un certain mode de perception, à l’envers de gestes et techniques favorisant la fluidité, la circulation, la souplesse et les lignes de fuite. Tout commence par une découpe saillante du sensible, déployant autrement les intervalles et les écarts, l’invisible, le fragile, l’exposé, le répété, ouvrant au complexe et à la multiplicité d’une expérience rituelle-chaotique autant qu’on s’y prête. Dans celle-ci, une nécessaire éthique apparaît. Loin d’être confondue avec un système de croyances et de pratiques morales, l’éthique dans les discours entendus est approche commune et discipline, ou manière de se tenir et de s’y tenir dans cet espace ouvert : quand les voyageurs perdent les rives de vue par le voyage et le breuvage ingéré. Dans ce commun — une dimension fort vaste au demeurant puisque les sociétés amazoniennes y incluent nombre de formes diverses et de transformations possibles entre espèces pas si séparées que ça —, le corps n’est pas une entité stable, ni une réalité très sûre, d’où l’intérêt partagé pour les récits qui parlent de métamorphoses et d’identités incertaines, pour les plumes, dents et autres ornements qui transforment les corps et disent les intentions (Lenaerts, 2018). Dans ce commun, la corporéité se trouve en gestation de naître d’une altérité constituante, l’incertitude ne concernant pas seulement le corps des autres : ce que la personne voit dit aussi ce qu’elle est ou est en train de devenir.

Dans la société yanesha (fam. ling. arawak, Pérou), écrit Céline Valadeau (2018), les yecamkëmh qui enveloppent les corps humains, végétaux et animaux sont constitués du même souffle de la divinité, une identité de substances donc. Ils sont dès lors « miscibles » entre eux et « ouvrent au multiple ». Les « plantes-remèdes[4] » ou « vitalités végétales » incorporées l’une après l’autre par les humains participent ainsi des qualités du yecamkëmh, comme son épaisseur, ou l’enrichissent de capacités particulières. De même, l’inscription de dessins, d’ocelles, de lignes brisées ou de coudes, façonne les corporéités, la sienne et celle d’autrui, dans le regard constitutif de l’ivresse psychotrope. Quelque peu différent, la personnalité du pa’llerr tient à la fois du yecamkëmh et du chañapchenaya. Ce dernier est formé par l’absorption lors de veilles prolongées et d’« états de concentration » (apxheñets) du « remède au jus de tabac (yemats) » et des chants des esprits-maîtres animaux (ashcatañ) dans « un processus agrégatif » ; à condition de reconnaître les « entités malignes déguisées et imitant ces chants » et de savoir « se détourner de leur chemin, déjouer leurs ruses » (Valadeau, 2018)[5]. Chañapchenaya est « une forme d’intériorité extériorisée qui diffuse vers le corps, le yecamkëmh, auxquels elle est superposée et en partie incorporée, et les objets personnels par contact ». Il a « la faculté de se disjoindre du corps et de prendre l’apparence d’une des vitalités auxiliaires » rencontrées, celle du jaguar notamment. Une telle complexité fait du chamane « un être entier, quelqu’un qui concentre le monde » (Valadeau, 2018 : 258).

Les plantes-remèdes, le jus de tabac ou encore l’ayahuasca, toutes ces plantes qui s’expriment dans l’idiome de l’amer ou du piquant, de l’ivresse ou de l’effroi, dans le registre du sensoriel et des correspondances interspécifiques, toutes ces plantes perçues localement comme des « autres », capables de communication et d’entendement, des plantes dotées d’une intentionnalité, sensiblement différente de celle de l’être humain et le plus souvent décrite comme prédatrice, toutes ces plantes définies par leur relation aux autres existants, à ceux qui s’en nourrissent ou les utilisent à des fins de guérison ou de construction de soi, ont un effet sur les corps. Elles viennent brouiller les frontières entre un en dedans (qui n’est pas le corps, mais dont le corps témoigne) et un en-dehors (qui n’est pas l’extériorité, mais qui constitue le dedans) (Laplantine, 2010), l’ensemble apparaissant dans un « rapport d’empiétement » (Merleau-Ponty, 1964). Ainsi en langue huni kuin, l’ayahuasca est appelée nishi pae, nishi étant la liane et pae l’effet de la boisson obtenue à partir de cette liane (Deshayes, 2001), soulignant combien la corporéité amazonienne est une intimité vibrante, une manière d’être affecté et d’affecter ou pour le dire autrement encore, l’expérience d’un corps comme milieu, entendu qu’un milieu est toujours relationnel, peuplé, plastique, changeant et que la notion de milieu peut se définir comme geste de passage entre différents milieux » (Després, 2017) ; entendu qu’un geste « n’existe que par son support fait d’air, de terre, de plantes, d’animaux, autant que d’autres corps ou de gestes humains ou non humains » (Després, 2016a).

Cette corporéité, comme zone d’influences plurielles et hétérogènes, capable d’intensités et de profondeurs, ne cesse ainsi d’être en relation « au cœur même de la matière » (Glowczewski, 2016), là où se rejoignent toutes les formes de vie de la forêt, le feulement du grand ibijau, le crissement de la chouette à lunettes[6], le braillement des singes hurleurs et le chant des rainettes et adénomères. Et si elle apparaît aux voyageurs comme inhérente à la perception de leur fragilité dans ce commun, à la multiplicité et aux possibilités d’une variation inouïe de leurs formes, gestes et chants, comme cet objet dont « on ne sait pas exactement ce qui manque » (Bastide, 1970), c’est bien parce qu’elle ne cesse de s’ouvrir à des devenirs autre (Deleuze et Guattari, 1980). Le rituel dès lors, défini par et surgissant de ces devenirs, comme autant de figures d’empiétement entre les corporéités et le monde, opère et agit en propensions, en tensions, en vecteurs d’intensités susceptibles de transformer. Il autorise l’irruption dans un réel, à des fins réparatrices ou de construction de soi, d’émotions, de blessures, de détresses, de gestes ou encore d’intentionnalités que les voyageurs situent dans ce qu’ils ne maîtrisent pas toujours, dans des situations d’impasse ou d’angoisse paralysante (Mancini, 2012). Cette corporéité, par une vibration du corps avec ce qui l’entoure ou l’emporte dans une danse tourbillonnante, par des sortes d’excès d’un corps donc, est pensée par les voyageurs avide d’espace vital où investir sa force.

Devenir chamane

Dans la société awajun, devenir chamane se dit yapajinat, une métamorphose, le fait de changer de vêtement (yapagmamat) pour se tisser de dards (tsentsak), dont la vibration sonore et lumineuse est perceptible par celle ou celui qui a bu le breuvage psychotrope : tambour, herbe, samiknun, cassique cul-jaune, chevalier grivelé, toucanet, toucan, coendou, tamandou, serpent, anaconda ou encore tsugki[7], tels des passereaux mêlés en rondes, volant d’embranchement en embranchement (tsegken), chacun sifflant la langue de son espèce. Introduits dans le corps et hérissés comme des épines (tsaja), ces dards sont synonymes de puissance comme peuvent l’être les crocs, ceux du jaguar (puagkat). Ils agissent « comme un curare » (tseana aanin) et produisent les transformations et les devenirs autre, malade ou mort. Pour les acquérir et en maîtriser l’éclat, pour devenir chamane, la personne se retire en forêt. Durant trois ou quatre nuits, chaque geste sera alors répété, « celui qui sait » (pamuk) use de sa salive pour provoquer la fermentation (kajiit) des feuilles de tsaag (Nicotiana tabacum), qu’il a préalablement laissées au soleil « pour qu’elles pleurent (sèchent) ». Ivre de la macération inhalée, assis dans la forêt (ikam) et voyageant dans l’espace (nayaim), dans une « condensation spatiale » (Déléage, 2009) et un geste qui dit sa condition de vivant et de mort, c’est-à-dire d’esprit (Viveiros de Castro, 2009)[8], il invite ses dards à se réveiller et à tisser sa corporéité chamanique. Puis, il régurgite dans sa main son juak, son pouvoir, une substance dotée dans les discours entendus d’une intentionnalité prédatrice, à l’instar de la chouette mythique juwaki, qui dévorait « le brillant de l’œil » (jii wincha, l’iris)[9] des humains, le mélange au tabac et le donne au candidat chamane qui l’absorbe par les narines, en se retenant de vomir. Tenu dans l’estomac, le juak est ce milieu abritant les dards soufflés sur le sommet du crâne, dans la bouche et sur la poitrine. Une matrice.

Au cours de longues semaines, le chamane en gestation ne fait rien d’autre que fumer et dormir, oublier sa condition de vivant (sakapat, « oublier une expérience, un souvenir »), tel un squelette (sakaju), dans le dessein d’une familiarisation réciproque. Fumer dans ce contexte se dit tsagkun, littéralement « calmer la colère (kajet) », à la fois celle des intentionnalités autres incorporées et celle de ce corps-milieu qui « met à nu l’épaisseur du temps » (Després, 2016b). Devenir chamane dans la société awajun n’est pas une affaire d’imitation, ni d’identification, mais bien d’échanges de qualités sensibles et de transformation des manières d’agir et de percevoir, une manière de (se) porter au monde, une manière de faire avec des identités de substances et une corporéité « hérissée ». Dans cet état de corps, cette expérience de somnolence (uut), la personne rêve (kajamat) qu’elle se « cache au fond de l’eau » (uut) et voit le monde à travers l’ondulation de la lumière à la surface de celle-ci (winchamtin), non sans rappeler l’expérience de Maurice Merleau-Ponty (1964 : 70). « Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique. »

Apprendre à faire avec l’ayahuasca ou le muka « qui allie puissances vitales et létales » (Deshayes, 2013), apprendre à se métamorphoser, à devenir un homme-esprit, simultanément et non successivement vivant et mort, suppose de se confronter à ce que la parenthèse suspend. Dans les hauteurs boisées ayahuasqueras, lorsque le sous-bois s’empare du corps de la personne, le recueille dans son ombre, le chamane awajun entend les cris gutturaux des ortalides (Ortalis guttata), wakats dans sa langue, tel un appel de son ombre (wakani). Apprendre suppose donc de porter « des regards les yeux fermés à d’autres visions les yeux ouverts » (Després, 2016c : 387), car comment isoler notre perception et les danses qui déploient les êtres et les choses du monde qu’elle accueille ? Dans la société jebero (fam. ling. cahuapana, Marañón et Huallaga, Pérou), au début du xxe siècle, Brugmansia suaveolens utilisé pour se rendre invisible et aller sous l’eau à la rencontre d’un parent décédé, était appelé campana supaya (Steward et Métraux, 1946), « la fleur qui rend tel un supay, “un mort, une ombre, un fantôme” »[10]. Dans la société desana (fam. ling. tukano, Caquetá et Vaupés, Colombie), l’oco-yajé (Diplopterys cabrerana, le yagé de l’eau) « suffoque (miríri, littéralement “plonger, aller sous l’eau”) d’images de yagé » la personne qui l’a ingéré. Ces images en mouvement sont dites gahpí gohóri, gaxpí notant l’effet de l’ayahuasca et l’idée de déplacement, gohóri, de gohsisé, étant là aussi le « reflet » de la lumière à la surface de l’eau (Reichel-Dolmatoff, 1974).

En modifiant ainsi la position d’observation imposée par son corps, en modifiant une manière de (se) porter, l’effet de la liane fait basculer l’espace dans le temps[11] et autorise la rencontre avec une figure du tout autre : la personne fait l’expérience du monde « vidée de la vie et des vivants, et par là exaltée de la mort et de morts » (Després, 2017). Toute la particularité de l’ayahuasca, « liane des morts », au regard des autres psychédéliques, est de contenir des bêta-carbolines ayant une action sur l’émotionnel et un « effet de frayeur » (Deshayes, 2002 ; Baud, 2012). Soudainement désorientés, les voyageurs ivres de l’ayahuasca vivent un même, quoique moins intense que le candidat chamane, effondrement des structures habituelles de leur être au monde, de ce qui confère au corps son épaisseur. Ils n’ont plus de prise sur leur environnement, ce qui ne va pas sans angoisse, ce sentiment éprouvé par tout un chacun lorsqu’il est confronté au profond des questions de la mort, de l’ombre, des décompositions « inscrites au plus profond de nos corps » selon un voyageur, de « ces corps nés de la nuit des temps » selon un autre. L’expérience ayahuasca est une manière de « prendre un risque », raconte un troisième, la nuit, la forêt ou l’errance portant les figures de l’effroi. Elle est une manière de « jouer son existence contre la mort pour donner sens et valeur à sa vie ». Cette formulation de l’expérience empruntée à David Le Breton (2012 : 255), très présente dans les discours, en appelle une autre, tout aussi répétée : « à condition de consentir à ce dépaysement radical et effrayant » (Hulin, 2008) et à cette « redistribution de la sensibilité » (Michaux, 1961).

Devenir chamane ou incorporer l’ayahuasca, dans un geste qui condense et rend accessible aux voyageurs la liminalité du devenir chamane, est un processus concrétisé intentionnellement et temporairement dans et par des dispositifs gestuels qui engagent tout le corps, et l’engagent dans tous ses aspects, « réticulaire, énergétique, polymorphe, multiple, labile, instable, aléatoire, fragile » (Després, 2017). C’est par cette corporéité « de forces pulsionnelles et d’interférences d’intensités disparates et croisées » (Bernard, 2017 : 20), c’est par l’épaisseur concrète de ses expériences, entendue au sens de prendre une consistance épaisse et de croître par agglomération (de plantes-remèdes, de dards, de muka ou de mariri), que passe la vision. Prendre consistance ou densifier ainsi ses propres capacités de sentir et de penser le monde qui les porte et les peuple, dans un lien qui transforme et complique leur monde, est un choix qui peut apparaître inquiétant aux voyageurs, puisqu’en révélant la puissance de la perception dont ils font l’épreuve, il met à jour l’écart.

Rencontrer

Réciproquement, car il faut bien disperser et fragmenter les perspectives, « chez nous [sur le haut Orénoque et le fleuve Negro, Brésil], raconte Davi Kopenawa, les xapiri, qui jouent sans relâche dans la forêt en dansant sur leurs miroirs resplendissants, posent affectueusement leur regard sur toi lorsque tu es enfant. […] Ensuite, en grandissant, ils te mettent à l’épreuve. Plus tard enfin, tu pourras demander aux anciens de te faire boire la yākoana (Virola sp.). Ils ouvriront alors pour toi les chemins par lesquels les esprits viendront danser et construire leur maison » (Kopenawa et Albert, 2010). La yākoana est inhalée pour « mourir » et « voir » (taai) dans un même geste, c’est-à-dire « connaître » la « beauté » de la forêt : son « image vitale » (utubë) ou « images-esprits xapiripë » (Albert, 1993), autant de concepts opératoires abstraits ou imaginaires qui laissent au réel, à l’actuel, au sensible toutes les complexités de se déployer. « C’est ainsi que l’on devient vraiment homme-esprit », xapiri thë pë en yanomami, celui qui incorpore les esprits en chantant leurs chants et en dansant leurs danses, celui qui entre « en état de revenant et devient autre ». Le rituel chamanique, tel un théâtre de miroirs propice à faire surgir du désir et des devenirs, y est dit xapirimu « agir en esprit » (Kopenawa et Albert, 2010).

En Amazonie, la notion d’« esprit » a pour propriété caractéristique une autodifférence, au sens que lui donne Maurice Merleau-Ponty (1964) : cette capacité intrinsèque à être autre chose, le passage de l’un à l’autre n’étant « jamais chose faite ». Si les esprits y sont ce qui est à même d’être transformé, leur présence est ce qui est à même de transformer. Les esprits y sont donc autant d’images qui doivent voir les personnes pour qu’elles puissent les voir et à travers elles, voir d’autres images. C’est dans la mesure, écrit Pierre Déléage (2009 : 210) à propos des Sharanahua (fam. ling. pano, Purus, Pérou), où le chanteur, dont le corps est devenu pau, « intoxiqué » et « puissant », devient lui-même un maître ou ifo[12], « qu’il peut percevoir ce que perçoivent les maîtres et chanter ce que chantent les maîtres […]. C’est dans la mesure où le yoshi devient une “place énonciative” ou encore un “point de vue” qu’il devient possible de le voir ». Un devenir relationnel et réciproque, au sens de deux devenirs agissant l’un sur l’autre.

C’est alors, à condition d’interroger les Matsigenka (fam. ling. arawak, fleuves Urubamba et Manu, Pérou), que « les saankarite et tout ce qui est transparence deviennent visibles alors que l’opacité du monde, gens, roches, pierres… devient transparence » (Renard-Casevitz, 1982). En langue matsigenka, écrit Esteban Arias (2018), une fois la relation intoxiquée engagée, le seripegari, « celui qu’intoxique (-pig) ou transforme (-peg) le tabac » disparaît pour les participants au rituel. Cette transformation (ipegatakera) en saankarite, ou existants à la « lumière aveuglante », en scintillant d’abord, puis en devenant transparent, fait du chamane un gavagetacharira, « celui qui change véritablement de place » (Arias, 2018)[13]. 

Incorporer l’ayahuasca, comme d’une gestation, couve tous les potentiels des gestes à venir. Incorporer l’ayahuasca est le déploiement dans le réel d’une palpitation intensive des imaginaires, bruyante, agitée, de celle qui vole en éclats, qui croît de toutes parts et dans tous les sens, qui joue des coudes, des lignes brisées, des ocelles et dans laquelle toute la difficulté est de voir. C’est par cette intensité qui fait effraction, par cette expérience d’une dissociation vive dedans-dehors, par cette lumière aveuglante qui brouille les images en mouvement kaléidoscopiques, stupéfiantes et serpentines, que passe la vision. L’esprit y est alors dérobé à l’ondulation de la lumière. Cette transition est rendue de manière descriptive en langue matsigenka, écrit Esteban Arias, « par les termes kovorea, le “brillement” et isaankakero, “la transparence” ». Et de préciser que ces images en mouvement sont « un aller-retour, à la fois perceptuel et conceptuel, qui rend évidents deux degrés successifs des effets visionnaires de l’intoxication, autant que deux étapes concrètes de la transformation […]. C’est précisément à ce moment flamboyant ou éblouissant de la relation avec l’invisible que la faculté iragaveane est dite à l’œuvre ». « Le visionnaire, le voyant, écrit Gilles Deleuze (1985 : 109), c’est celui qui voit dans le cristal, et, ce qu’il voit, c’est le jaillissement du temps comme dédoublement, comme scission. Seulement, ajoute Bergson, cette scission ne va jamais jusqu’au bout », si ce n’est précisément le temps d’obtenir satisfaction par un acte de guérison ou de rééquilibre du monde (Deshayes, 2013).

Parce que dans les sociétés amazoniennes, les esprits sont simultanément ce qui se dérobe au regard et ce sur quoi porte le regard, l’intentionnalité et l’objet rencontré, la rencontre est une expérience dessaoulée. Dans celle-ci, il n’y a plus saisissement, mais ouverture de la scène même du monde : une ouverture à l’autre, un déjà-là dans lequel la personne tend au bruissement du vent dans les arbres ou de la pluie fine tropicale portés par le hochet fait de feuilles, par lequel elle tend au bruissement du commun. La rencontre avec ceux qui « posent d’abord affectueusement leur regard sur toi », avec « ceux qui viennent me voir » (noneetsaane) (Arias, 2018), avec « ceux qui t’entraînent dans une danse (nampeamu) qui te danse » — ceux qui ne peuvent devenir un contenu que notre pensée embraserait, avec une intensité « anormalement lumineuse » (Viveiros de Castro, 2007 : 64) « par laquelle le spécialiste devient “quelque part” invisible » (Arias, 2018) — est à la fois la condition et la conséquence de l’expérience ayahuasca. C’est elle qui est précisément désirée par les voyageurs, nonobstant le fait que le regard propre à l’expérience ayahuasca soit avant tout marqué par une exigence : on y accède difficilement.

Voyager

Voyager en Amazonie, s’asseoir dans la maloca et boire l’ayahuasca apparaît au regard de ces lignes tel un geste qui « s’actualise par l’épaisseur d’imaginaires gestuels » (Després, 2016a) et celui d’accrocher à la liane qui sera incorporée un bout de tissu d’une seule couleur, détaché d’un vieux vêtement à soi, en est gros. Ce geste chamanique, originaire et venant façonner désirs et imaginaires des voyageurs, porte un espace d’altérité, c’est-à-dire d’inconnu et de non-savoir, un espace propice aux cheminements ou aux affranchissements des cadres des représentations occidentales. La spécificité des rituels observés y apparaît dès lors logiquement comme le résultat de processus d’acquisition, d’élaboration, d’interprétation, qui se constituent dans un mouvement ininterrompu de rencontres, toujours singulières. Ils témoignent de métissages, dont le sens s’élabore dans une confrontation constante et interactive à l’altérité. La forêt est dans cette perspective un agencement ne valant que d’être un cadre propice à des expériences tendues par la circulation entre les ouvertures sur le dehors et les retours sur le dedans. Elle est dans les imaginaires le lieu potentiel d’une transformation des manières d’agir et de percevoir, afin d’œuvrer « le multiple, l’ouvert, le lumineux, le fragile » selon une voyageuse, une sorte de scène à part entière dans laquelle se joue autre chose et d’où on aperçoit le tout autre, « un monde sans contour, ni rive » selon cette autre citée en exergue.

Voyager en Amazonie, s’asseoir dans la maloca et boire l’ayahuasca apparaît ainsi telle une traversée à la fois saillante et diffuse, curieuse aussi, de la pensée et du corps. Dans les discours sur son (ou ses) voyage(s) en Amazonie, sur cette relation à ces corps végétaux, pensée en termes affectueux, transparaît un partage du sensible : corps, gestes, mouvements, saveurs sont autant de prétextes à la perception et à une attention portée aux processus de surprise et d’effectuation. Voyager, c’est dessiner un certain geste ou une certaine posture dedans-dehors : il ne s’agit pas pour les voyageurs d’être immergés dans ces expériences, mais d’en être suspendus. Voyager, c’est jouer de cette jonction entre posture touristique et posture expérientielle, esthétique ou imaginaire. Au milieu, il y a celle ou celui qui tresse les intervalles et tisse les corps-milieu, les liens avec le vivant qui l’entoure, qui sont autant de tissages de corporéités chamaniques et de lignées de gestes.

Cet appel existentiel à un devenir-chamane, à un devenir-plante ou animal, « à un devenir-intense, devenir-lumière, devenir-vent, devenir-vague, devenir-vibration […] un désir de voir miroiter mille molécules atmosphériques et sonores qui surgiraient imperceptiblement » (Després, 2017) fonde l’acception d’un corps en voyage qui, en actes et expériences, ne s’est jamais véritablement départi d’un animisme. Mais contrairement à ce qui est écrit avec méconnaissance des aspirations et inspirations, avec préjugés parfois, cet appel n’est pas à prendre à la lettre et ne l’est pas par les personnes impliquées. Il est une allégorie de l’expérience recherchée, une sorte de figure de la mise à l’épreuve initiatique ou de la concrétisation d’un corps en voyage sur le mode de la rencontre.

De fait, à l’encontre de logiques de la répétition intervenant à tous les étages des processus et des pratiques rituelles, à l’encontre d’une manière de répéter, d’imiter ou de refaire, la pratique chamanique est un art éphémère, empreint de porosités esthétiques, d’intervalles ou d’écarts, de différences, voire de malentendus, l’ensemble dessinant « une ouverture des corps et des gestes à une épaisseur du temps » (Després, 2016b : 372). Cette logique de la non-répétition ou de l’évènement, affranchi d’une expérience originale ou authentique, dessine une espèce de transmission impossible. La circulation des gestes ne peut s’y entendre qu’en des chaînes incessantes de traduction et d’interprétation culturelles, avec le risque parfois de « la faute de goût ». De fait, là encore, les bricolages observés sont moins basés sur l’imitation que sur des intervalles ou des écarts introduits par le voyage, sur des déhiscences entre le passé et le présent, le lointain et le proche, intervalles ou écarts qui ne seraient plus à combler donc. Bricoler dès lors, c’est faire jouer les multiples manières d’agir et de percevoir entre ces intervalles ou ces écarts, mettre en jeu les différentiels perceptifs qu’ils produisent entre les corps et à même les corps. Les personnes ivres de l’ayahuasca savent, sentent, qu’un geste autre envahit leur corps et y trouve toute la place pour s’épanouir et porter une corporéité hétérogène, telle une « résurgence des refoulés, [une] ruine des identités, [une] ouverture à l’altérité, [et une] résistance à l’amnésie des gestes et des corps » (Després, 2016c : 388). 


Notes

[1] ^Chinim, nom générique des hirondelles et martinets ; nayap, milan à queue fourchue (Elanoides forficatus) ; « tel Tsugki aussi, en dedans de la rivière », selon un autre chaman interrogé à ce sujet. Tsugki est une famille d’esprits, dépositaires des pouvoirs chamaniques, qui mènent sous la surface de l’eau, rivières et lagunes, une existence matérielle et sociale à l’image de celle des êtres humains, dont ils partagent l’apparence. Dans un mythe pan-amazonien, tsugki-anaconda a appris aux humains à boire l’ayahuasca.

 [2] ^Le dard (tsentsak) et le poison ou curare (tseas) partagent un même geste : tseet, « lancer un liquide, cracher avec force » dans un dessein d’agression.

[3] ^Au huni kuin muka, correspond les termes matis musha, « épine, tatouage » et demush, « épine nasale, moustache du jaguar », prétextes à une transmission d’énergie entre parents au cours du processus de fabrication de la personne (Erikson 2003).

[4] ^« Les plantes (pare’shemats) sont des états transformés de corps entiers ou de productions corporelles […] issues d’ancêtres ou de divinités […] à l’instar de tous les êtres vivants, tous les végétaux possèdent yechoyeshe’m, une ombre projetée au sol et yecamquëæ, un principe vital végétal leur conférant intentionnalité et agentivité. » (Valadeau, 2012).

[5] ^Cette phénoménologie de la rencontre, d’abord effrayante, n’est pas sans rappeler celle avec Ajutap dans la société awajun (Baud, 2021) ; elle est un invariant de l’intoxication rituelle en Amazonie et peut être envisagée comme une modalité de relation au monde-autre.

[6] ^Le grand ibijau, auju en awajun (Nyctibius grandis), la chouette à lunettes, ampush (Pulsatrix perspicillata).

[7] ^Samiknun, Macrolobium acaciifolium ; cassique cul-jaune, teesh, Cacicus cela ; chevalier grivelé, piampia, Actitis macularius ; toucanet, kejua, Aulacorhynchus sp. ; toucan, piigsha, Ramphastos sp. ; coendou, kuju, Coendou bicolor ; tamandou, bikua, Tamandua tetradactyla ; dapi, catégorie générique des serpents non boïdés ; anaconda, pagki ; dupa, « herbe ».

[8] ^« Si l’homme a en lui l’obscurité de la mort, comme la lumière de la vie, ce n’est que dans le sommeil qu’il embrasse simultanément et l’une et l’autre » (Héraclite, Fragments ; traduction d’André Laks, 2015, Yvonne de Sike, communication personnelle), dans le sommeil et dans l’intoxication rituelle.

[9] ^Les yeux sont précisément le lieu vivant du corps, si la pupille est jii anentai, le « cœur de l’œil », iris et pupille forment un ensemble dit iwaji, à rapprocher de iwaaku, « vif, éveillé ».

[10] ^Les Awajun, qui l’appellent communément baikua, pensent qu’elle est née, comme l’est l’ayahuasca, d’une lente et mystérieuse germination du cadavre ou corps-semence de l’ancêtre culturel Bikut, fou (ou intensément animé) et visionnaire (waimaku), dont le nom même évoque, et l’idée d’une chose épaisse ou dense (bikamkatu), et celle d’une ombre (bikiit). Si le mot ayahuasca est communément traduit par « liane des esprits », elle est aussi « liane amère » et « liane née du cadavre ». Pour les Desana, la liane est apparue, ou du doigt coupé et planté de la fille du Maître des animaux ; ou de la femme yajé, qui donna naissance à une plante à la fois enfant et lumière, dont les hommes « arrachèrent membre après membre, dispersant les morceaux » (Reichel-Dolmatoff, 1973 et 1974 : 68).

[11] ^Dans lequel on consent à confondre et on tend à l’indécidabilité, puisque ce qui se présente alors ne saurait le faire avec l’évidence des objets séparés, isolés.

[12] ^Celui qui maîtrise les devenirs, a le pouvoir de savoir les faire et les défaire : le chamane ou l’esprit (yoshi).

[13] ^Semblablement dans la société desana, le chamane est appelé ye’e, « jaguar », en lequel il se transforme alors qu’il est ivre du yagé, un devenir autre donné par l’expression ye’e maxsa uári, littéralement « payé-gens-passer d’un endroit à l’autre » (Reichel-Dolmatoff, 1973).


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