Décès prématurés, comorbidités complexes, inégalités sociales et stigmatisation sont des conséquences de santé familières à la pandémie de COVID-19 qui accapare l’attention internationale depuis mars 2020. Elles caractérisent également une crise qui perdure depuis plusieurs années déjà en Amérique du Nord, soit celle de la dépendance aux opioïdes et des surdoses. Peu auraient imaginé que l’élargissement de l’accessibilité aux opioïdes pour le traitement de la douleur chronique dans la seconde moitié des années 1990 aurait fait des ravages d’une telle ampleur. Pourtant, plusieurs composantes d’une crise parfaite étaient rassemblées. Tout d’abord, alors que le contrôle de la douleur constitue un des principaux motifs de consultation dans les milieux cliniques de santé, les États-Unis et le Canada sont devenus les plus grands prescripteurs d’opioïdes dans le monde. En plus des fausses allégations initiales d’innocuité de l’OxyContin par Purdue Pharma (The United States Department of Justice, 2020), les pratiques féroces de marketing des opioïdes par l’industrie pharmaceutique (Van Zee, 2009) et l’augmentation importante de la distribution médicale d’opioïdes par la prescription (Fischer et al., 2020) ont donné lieu à un terreau fertile pour la surconsommation de ces substances et les surdoses. Au même moment, la répression de la possession de telles substances à des fins non médicales continuait de stigmatiser bon nombre de consommateurs d’opioïdes qui étaient déjà grandement fragilisés par de multiples comorbidités et une précarité sociale considérable. Les mécaniques prohibitionnistes, tant symboliques que structurelles, ont quant à elles contribué à invisibiliser les consommateurs et à limiter leur accès à des services publics de santé et des services sociaux adaptés à leurs besoins, dont le développement est parsemé d’obstacles légaux, politiques, économiques et socioculturels. Ces facteurs et plusieurs autres ont contribué à un fardeau de mortalité par surdoses aux opioïdes sans précédent. Au Canada, près de 23 000 décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes sont survenus entre janvier 2016 et mars 2021. Le fentanyl et ses analogues sont impliqués dans la grande majorité de ces décès (Gouvernement du Canada, 2021a). Aux États-Unis, les opioïdes étaient impliqués dans près de 50 000 décès par surdose, seulement en 2019 (Centers for Disease Control and Prevention, 2021). La situation pandémique de la COVID-19 a exacerbé cette crise de surdoses, alors que le Canada et les États-Unis ont constaté des nombres records de décès, d’hospitalisations et de signalements liés aux opioïdes (Centers for Disease Control and Prevention, 2020 ; Gouvernement du Canada, 2021b). La COVID-19 a en effet complexifié plusieurs enjeux sociaux et d’iniquités en santé déjà présents dans la crise de surdoses aux opioïdes (Jenkins et al., sous presse).
Face à cette crise, des interventions intégrées et cohérentes avec l’état actuel des connaissances, tant empiriques que théoriques, doivent être déployées à différents niveaux (Office of the Provincial Health Officer of BC, 2016). Plusieurs de ces interventions ciblent la demande en opioïdes, leur usage et ses déterminants. C’est le cas notamment d’une approche clinique mieux informée et plus adaptée aux maux impliquant une douleur physique ou psychologique et de l’accès à des services réactifs et sans jugement pour les personnes aux prises avec un trouble d’usage de substances psychoactives. Sans oublier une campagne populationnelle de sensibilisation visant à diminuer le stigma, une accessibilité élargie et sans barrière à la naloxone et le déploiement d’un éventail de mesures en réduction des risques et des méfaits telles que les services d’analyse de substances, les services de consommation supervisée, l’approvisionnement médical plus sécuritaire et la distribution de matériel stérile de consommation dans différents milieux tels que ceux carcéraux. Bien que ces mesures palliatives soient essentielles et urgentes, particulièrement dans la situation actuelle de crise, leur déploiement et leur efficacité sont limités par le contexte légal, politique et socioculturel dans lequel elles évoluent. En effet, au-delà de leurs applications concrètes de visée répressive, les lois nationales, telles que la Loi réglementant certaines drogues et autres substances au Canada (L.C. 1996, c. 19), ont aussi des répercussions importantes sur l’acceptabilité politique et sociale, et donc sur l’élaboration et la mise en œuvre des services visant les personnes consommant des substances psychoactives. Ces répercussions parfois symboliques découlant d’une loi punitive peuvent être modulées par l’application de programmes alternatifs à la prohibition par des figures d’autorité, tels que le programme LEAD (Law Enforcement Assisted Diversion / Let Everyone Advance with Dignity) aux États-Unis (https://www.leadbureau.org/) ou le Programme de traitement de la toxicomanie de la Cour du Québec qui vise à atténuer, pour certains individus, les conséquences liées à la judiciarisation (Ministère de la Justice du Canada, 2013). D’ailleurs, une enquête répétée auprès de la population du Québec démontre une évolution grandement favorable des perceptions en lien avec la vie sociale des personnes dépendantes aux drogues et les mesures de réduction des méfaits. Cette enquête note également une acceptabilité croissante de la décriminalisation de la consommation de substances psychoactives, alors que 45 % de la population y était favorable en 2019, en comparaison à 11 % en 2001 (Dubé et al., 2020). Cependant, une révision en profondeur du cadre législatif aurait potentiellement un impact beaucoup plus significatif sur les racines profondes de la crise actuelle.
Ainsi, le gouvernement canadien de Justin Trudeau a proposé, en 2021, le projet de loi C-22 : Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, qui a pour but d’« abroger certaines peines minimales, de permettre un recours accru aux ordonnances de sursis et de prévoir des mesures de déjudiciarisation pour les infractions de possession simple de drogues ». Ce projet de loi en est un de décriminalisation partielle de facto et s’inscrit dans la lignée d’un paradigme alternatif à la prohibition. Sur la scène canadienne, plusieurs acteurs du milieu communautaire, tels que la Coalition canadienne des politiques sur les drogues, du milieu municipal, dont les décideurs des villes de Vancouver, de Toronto et de Montréal, de même que ceux des réseaux publics de santé du Canada, notamment les autorités de santé publique des grandes villes, ont déjà réclamé un changement de l’encadrement légal des substances psychoactives.
À l’aube de la journée internationale 2021 Support don’t punish pour des politiques en matière de substances psychoactives fondées sur la santé et les droits de la personne, les directrices et directeurs de santé publique de 16 des 18 régions sociosanitaires du Québec ont, d’une seule voix, salué l’initiative du projet de loi C-22 (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estie – Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, 2021a, 2021b), qu’ils qualifient de premier pas nécessaire et urgent vers une décriminalisation de jure ou un autre modèle d’encadrement des substances psychoactives. En effet, bien que le fardeau de mortalité par surdose soit moins important au Québec que dans d’autres provinces et états névralgiques du Canada (Belzak et Halverson, 2018) et des États-Unis, ces décès évitables sont inacceptables et les autres méfaits de la criminalisation y demeurent bien présents. En appui à un modèle alternatif à la prohibition, les directrices et directeurs souhaitaient surtout souligner l’importance de respecter certains grands principes sous-tendant ce changement de cap. Tel que mentionné dans leur positionnement :
- Le projet de loi doit s’inscrire dans une programmation plus complète de réduction des risques et des méfaits de la consommation de substances psychoactives.
- Cette programmation doit également offrir une réponse adéquate aux iniquités en santé affectant démesurément les personnes en situation de grande précarité, via des interventions de lutte à la pauvreté efficaces et adaptées à leurs besoins.
- Une approche participative et inclusive des organismes œuvrant auprès de ces personnes est de mise, autant dans l’élaboration de cette programmation que dans les grandes orientations de son financement et dans son application.
- Le projet de loi doit participer à une volonté mieux assumée de déstigmatiser l’usage de substances psychoactives, tout en favorisant l’implication des personnes principalement visées dans la décision de recours aux soins et en évitant une pathologisation de l’usage.
- Il faut privilégier un encadrement clair, pragmatique et humaniste des pratiques d’application de la loi par les figures d’autorité, vu le potentiel discriminatoire
du pouvoir discrétionnaire à son effet.
Ce positionnement des directrices et directeurs de santé publique du Québec explicite la complexité des enjeux liés à la consommation de substances psychoactives, mais aussi la nécessité de mettre en place des pistes de solution bien informées, réfléchies et holistiques. Il ne suffit pas d’exiger la fin d’un paradigme répressif ou punitif, il faut proposer une alternative émergeant d’un cadre d’analyse de santé publique et de droits, tout en évitant une pathologisation de la consommation et la surutilisation de mesures coercitives. À l’inverse, une banalisation ou une promotion des usages, que ce soit à des fins médicales ou récréatives, doit être évitée. Ce positionnement dénote un mouvement sociétal où, finalement, les institutions se rallient à plusieurs voix s’élevant depuis longtemps : celles des personnes consommant des substances psychoactives devenues victimes de produits contaminés par un marché qui n’a jamais été régulé. Les victimes de surdoses ayant consommé des opioïdes de composition contrôlée par des producteurs pharmaceutiques nous rappellent cependant que la régulation d’un marché par l’État n’est pas une solution parfaite, bien que préférable au cadre actuel. Le milieu universitaire, par son rôle privilégié pour stimuler la pensée critique et l’évolution des connaissances, jouera certainement un rôle clé dans ce changement nécessaire de paradigme.
David-Martin Milot, M.D., C.M., MSc, FRCPC
Médecin spécialiste en santé publique et médecine préventive
Professeur adjoint, Université de Sherbrooke
Chercheur régulier, Institut universitaire sur les dépendances
Membre du comité de rédaction, Revue Drogues, santé et société
Alain Poirier, MD, MSc, FRCPC
Directeur de santé publique par intérim
CIUSSS de l’Estrie – CHUS
Références
Belzak, L. et Halverson, J. (2018). Evidence synthesis - The opioid crisis in Canada: a national perspective. Health Promotion and Chronic Disease Prevention in Canada, 38(6), 224-233. https://doi.org/10.24095/hpcdp.38.6.02
Centers for Disease Control and Prevention. (2020, 17 décembre). Overdose Deaths Accelerating During COVID-19. Expanded Prevention Efforts Needed. https://www.cdc.gov/media/releases/2020/p1218-overdose-deaths-covid-19.html
Centers for Disease Control and Prevention. (2021). Drug Overdose Deaths. https://www.cdc.gov/drugoverdose/deaths/index.html
Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estrie – Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. (2021a). Mesures alternatives à la judiciarisation des personnes pour possession simple de drogues. Gouvernement du Québec. https://santeestrie.qc.ca/clients/SanteEstrie/Publications/Sante-publique/Let_DRSP_Appui_Alternatives_judiciarisation_possession_simple_drogues_Provincial_2021-05-25.pdf
Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estrie – Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. (2021b). Appui au projet de loi C-22 Décriminalisation partielle de facto de la possession simple de drogues. Gouvernement du Québec. https://santeestrie.qc.ca/clients/SanteEstrie/Publications/Sante-publique/Let_DRSP_Appui_au_projet_de_loi_C-22_F%C3%A9d%C3%A9ral_2021-05-25.pdf
Dubé, É., Dionne, M., Hamel, D. et Tessier, M. (2020). Connaissances et attitudes de la population québécoise à l’égard des programmes de réduction des méfaits en lien avec les substances psychoactives illicites. Rapport d’étude. Institut national de santé publique du Québec. https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/2691_connaissances_programmes_reduction_mefaits_substances_psychoactives.pdf
Fischer, B., Pang, M. et Jones, W. (2020). The opioid mortality epidemic in North America:
do we understand the supply side dynamics of this unprecedented crisis? Substance abuse treatment, prevention, and policy, 15(1), 1-8. https://doi.org/10.1186/s13011-020-0256-8.
Gouvernement du Canada. (2021a). Méfaits associés aux opioïdes et aux stimulants au Canada. https://sante-infobase.canada.ca/mefaits-associes-aux-substances/opioides-stimulants/Gouvernement du Canada. (2021b). Opioïdes. https://www.canada.ca/fr/services/sante/campagnes/prevention-toxicomanie.html
Jenkins, W. D., Bolinski, R., Bresett, J., Van Ham, B., Fletcher, S., Walters, S., Friedman, S. R., Ezell, J. M., Pho, M., Schneider, J. et Ouellet, L. (sous presse). COVID-19 During the Opioid Epidemic – Exacerbation of Stigma and Vulnerabilities. The Journal of Rural Health. https://doi.org/10.1111/jrh.12442
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du Canada. (2021, 17 novembre). https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/c-38.8/
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Office of the Provincial Health Officer of BC, BC Centre for Disease Control et BC Coroners Service. (2016). British Columbia Overdose Action Exchange. Meeting Report. BC Centre for Disease Control. http://www.bccdc.ca/resource-gallery/Documents/BCOAE-Meeting-Report.pdf
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et autres substances. Chambre des communes du Canada. (2021, 18 février).
https://parl.ca/DocumentViewer/fr/43-2/projet-loi/C-22/premiere-lecture
The United States Department of Justice. (2020, 24 novembre). Opioid Manufacturer Purdue Pharma Pleads Guilty to Fraud and Kickback Conspiracies (publication no20-1282). https://www.justice.gov/opa/pr/opioid-manufacturer-purdue-pharma-pleads-guilty-fraud-and-kickback-conspiracies
Van Zee, A. (2009). The Promotion and Marketing of OxyContin: Commercial Triumph,
Public Health Tragedy. American Journal of Public Health, 99(2), 221–227.
https://doi.org/10.2105/AJPH.2007.131714
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