BASTIEN QUIRION / BIESSÉ D.SOURA /
Selon les données compilées par les diverses agences internationales, le cannabis constitue la drogue illicite la plus couramment consommée à l’échelle du globe (Nations Unies, 2016). Le cannabis représente aussi la substance psychotrope dont la culture et le trafic sont les plus répandus à travers le monde, et ce, malgré le maintien d’un régime prohibitionniste depuis plus d’un siècle (Bisiou, 2016). En ce qui concerne plus spécifiquement le Canada, on estime qu’environ 10 % de la population âgée de 15 ans et plus aurait consommé du cannabis au cours de la dernière année (Statistique Canada, 2015). Son usage aurait toutefois tendance à diminuer avec l’âge, ce qui implique une plus grande prévalence chez les adolescents et les jeunes adultes. On constate ainsi que l’usage de cannabis serait devenu une pratique relativement normalisée auprès de certains groupes, en particulier auprès des plus jeunes.
Cette normalisation de la consommation de cannabis ne signifie par pour autant que cette pratique soit inoffensive pour la santé. De nombreux méfaits sont en effet associés à l’usage de cannabis, que ce soit en termes de maladie physique, de santé mentale ou de dépendance. Ces conséquences sont jugées assez importantes pour justifier la mise en place de mesures visant à prévenir les effets nocifs de ce produit et à protéger la santé de la population. À cet égard, le cannabis comporte des enjeux suffisamment sérieux pour qu’on s’attarde aux différentes politiques publiques qui peuvent être mises en place pour mieux réguler son usage et pour prévenir ses effets délétères sur la santé des utilisateurs.
Sans nécessairement banaliser les conséquences de son usage, on constate néanmoins que le cannabis serait moins nocif pour la santé que la plupart des autres substances psychotropes, qu’elles soient légales (tabac, alcool) ou illégales (cocaïne, opiacés, amphétamines) (Room, 2013, p. 347). Son usage a pourtant été régulé pendant longtemps par un régime prohibitionniste, plaçant ainsi le cannabis sur le même pied que des substances dont les effets délétères sont jugés beaucoup plus dommageables. Il s’avère en effet puéril de comparer les conséquences associées au cannabis aux méfaits qui sont attribuables à certaines formes d’opioïdes qu’on retrouve aujourd’hui dans les rues des villes nord-américaines. Le cannabis demeure pourtant une cible importante de la répression pénale, au même titre que les autres substances psychotropes jugées plus dangereuses. Les données compilées à l’échelle mondiale indiquent que c’est en Amérique du Nord que sont effectués les trois quarts des saisies mondiales de cannabis (Nations Unies, 2016). Bien que le nombre d’infractions relatives au cannabis ait connu une baisse significative au cours des dernières années, on constate néanmoins le maintien d’une importante activité répressive. À titre d’exemple, en 2015, au Canada, les services de police ont rapporté environ 96 000 infractions relatives aux drogues, dont la moitié concernait spécifiquement le cannabis (Allen 2016, p.26).
En plus de mobiliser un dispositif répressif complètement disproportionné pour lutter contre le cannabis, le régime prohibitionniste semble avoir de la difficulté à atteindre ses propres objectifs que sont l’éradication de l’usage et la protection des consommateurs (Rehm et Fischer, 2015, p. 543). L’inefficacité de la prohibition en matière de régulation du cannabis est d’autant plus préoccupante, que le maintien de ce régime implique aussi des effets pervers en termes de santé publique, puisqu’il contribue dans certains cas à amplifier les effets négatifs qui sont associés à son usage. Un certain consensus semble aussi se dessiner chez les experts quant aux effets contre-productifs de la prohibition, dénonçant le fait que les conséquences associées aux mesures de répression dépasseraient de beaucoup les méfaits associés aux propriétés de la substance (Fischer, Rehm et Hall, 2009). Cet argument est d’ailleurs avancé pour justifier la nécessité de mettre en place des stratégies de réduction des méfaits qui auraient pour objectif non seulement de réduire les conséquences néfastes associées à l’usage de drogues, mais aussi les impacts négatifs liés à la répression pénale.
Ce constat d’échec de la prohibition, qui semble s’imposer de plus en plus auprès du public et des autorités politiques, a conduit récemment certaines juridictions à explorer des politiques publiques alternatives pour réguler l’usage de cannabis. Après environ un siècle de prohibitionnisme, il semblerait qu’un vent de réforme se soit levé, offrant la possibilité de réfléchir aux divers régimes pouvant être mis en place pour réguler les effets nocifs du cannabis. On se retrouverait face à ce que les politicologues décrivent comme une fenêtre d’opportunité politique (policy window) pour l’instauration d’un régime de légalisation du cannabis. Cette mouvance anti-prohibitionniste est particulièrement frappante sur la scène internationale, alors que les initiatives lancées en Uruguay et dans certains états américains bénéficient d’une importante couverture médiatique (Pardo, 2014 ; Room, 2013). Le Canada n’échappe pas à ce vent de réforme, alors que le gouvernement fédéral procédait en 2016 à un important processus de consultation (Gouvernement du Canada, 2016), avant de déposer en avril 2017 un projet de loi sur la légalisation du cannabis. L’instauration de ce régime de légalisation est d’ailleurs prévue pour juillet 2018. Bien que ce projet de légalisation semble rallier une large majorité des intervenants qui œuvrent auprès des utilisateurs de drogues, il suscite néanmoins des questions sur la façon dont devrait s’opérer cette nouvelle régulation du cannabis.
L’éventuelle légalisation du cannabis soulève en effet de nombreux enjeux, en particulier en matière de santé publique (Kilmer, 2014 ; Pacula et al., 2014). Considérant les méfaits qui sont associés à l’utilisation du cannabis, en particulier auprès des populations vulnérables, tous s’entendent sur la nécessité de les endiguer par la mise en place d’un système responsable et rigoureux de régulation (Fischer, Rehm et Hall, 2009). Les modalités particulières de la mise en place de ce régime de légalisation suscitent cependant encore de nombreux débats. Ce système doit-il réguler les activités de mise en marché du cannabis par des mesures limitant les lieux de vente et la publicité ? Doit-on confier la production et la distribution du produit à l’entreprise privée ou à une société d’État ? Doit-on réglementer la composition de la marchandise ? Quel est l’âge minimal requis pour pouvoir acheter et consommer du cannabis ? Comment endiguer les dommages collatéraux associés à l’usage de cannabis, tels que la fumée secondaire et la conduite avec facultés affaiblies ? Quelle place doit être accordée aux stratégies de prévention ? Comment concilier la logique marchande et les préoccupations pour la santé publique ?
C’est dans ce contexte de remise en question des politiques prohibitionnistes et d’émergence de nouvelles avenues législatives que fut organisé à Montréal, au printemps 2015, un Forum intitulé Cannabis : Défi pour une nouvelle politique publique. Cet événement a permis de regrouper plus d’une centaine de participants au Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) afin d’échanger sur les différents aspects liés à la régulation du cannabis. L’objectif de ce forum était d’explorer les défis posés par l’avènement de nouvelles politiques publiques en matière de cannabis, en offrant au public l’occasion d’entendre des experts se prononcer sur différents aspects liés à son usage, et en stimulant la discussion et les échanges sur les façons d’envisager sa régulation. Dans le cadre de ce numéro spécial de la revue Drogues, santé et société intitulé Cannabis : santé et politiques publiques, nous avons sollicité certains des experts ayant participé à ce forum afin qu’ils partagent sous forme d’article le contenu de leur conférence. D’autres auteurs se sont aussi joints à la liste des contributeurs, en présentant des articles permettant de mieux cerner les enjeux relatifs à la légalisation du cannabis.
Présentation des articles
Ce numéro spécial s’ouvre tout d’abord sur un texte éditorial sous la plume de deux membres du comité de rédaction de la revue, soit Pierre Brisson et Jean-Sébastien Fallu. Les auteurs nous proposent ici un texte d’opinion, dans lequel ils partagent leur enthousiasme concernant l’instauration d’un régime de légalisation du cannabis au Canada. Les auteurs soulèvent à cet égard trois retombées positives qui découlent de ce projet de légalisation. Ils soulignent tout d’abord que ce projet de légalisation aura permis de procéder à un immense exercice de consultation, au cours duquel tous les partis ont été en mesure de s’exprimer, ouvrant ainsi sur un véritable exercice de délibération collective. Ils rapportent aussi que cet exercice délibératoire a permis de mettre en évidence une certaine unanimité autour de la nécessité d’adopter une perspective de santé publique axée sur la prévention. Les auteurs soulignent finalement que ce projet de légalisation représente pour le Canada une occasion rêvée pour assumer un rôle de leadership sur la scène internationale, et de contribuer à une remise en question du régime prohibitionniste qui prévaut actuellement sur la planète.
Dans leur texte, Sébastien Tessier et Lina Noël brossent un portrait de la consommation de cannabis au Canada et au Québec à partir des données des enquêtes qui ont été menées au pays entre 2004 et 2013. Cette compilation permet de tracer les tendances nationales en matière d’usage de cannabis, en tenant compte de certaines variables comme l’âge, le sexe, le lieu de résidence des consommateurs et la fréquence de consommation. À la lecture de ces données, on constate que le cannabis est particulièrement répandu chez les jeunes Canadiens. Les chiffres compilés démontrent cependant une baisse de la proportion de consommateurs depuis le début des années 2000, en particulier chez les jeunes. Ces tendances de consommation seraient dès lors similaires à celles rapportées dans d’autres pays, notamment en Europe de l’Ouest. Les auteurs concluent leur article en rappelant l’importance de se doter de mécanismes de surveillance de la consommation de cannabis et de ses problèmes connexes, en particulier dans le contexte de la mise en place d’un régime de légalisation.
Dans le contexte actuel où on s’interroge sur les impacts du cannabis sur les consommateurs, Laurence Jobidon et Didier Jutras-Aswad proposent de procéder à une analyse critique de la littérature scientifique qui traite des effets délétères du cannabis sur la santé. Afin de tracer un portrait plus nuancé et d’éviter les positions trop clivées (effets nocifs vs effets bénéfiques), les auteurs présentent un article qui traite des facteurs pouvant moduler la relation entre l’usage de cannabis et certains effets délétères sur la santé. Ils analysent à tour de rôle les facteurs pouvant moduler l’association entre l’exposition au cannabis et (1) les altérations cognitives (mémoire, concentration, raisonnement), (2) le développement d’une maladie psychotique, et (3) la toxicomanie. Les résultats de leur analyse permettent de conclure que l’association entre l’exposition au cannabis et les problèmes de santé serait en fait modulée par un certain nombre de facteurs associés au produit (composition, fréquence, mode de consommation), à l’individu (âge, sexe, prédispositions génétiques) et au contexte (stresseurs environnementaux). Ces résultats suggèrent ainsi qu’il serait préférable d’encadrer l’usage de cannabis afin de mieux contrôler ces facteurs qui auraient une incidence sur la santé des consommateurs.
Alors que la question de la légalisation du cannabis bénéficie d’une importante couverture médiatique à l’échelle internationale, Michel Gandilhon et ses collaborateurs proposent une analyse comparative des processus de légalisation qui furent menés en Uruguay et au Colorado. Les auteurs constatent des différences majeures dans la façon dont s’est opérée la légalisation au sein de ces deux juridictions, tant au niveau de la philosophie politique qui fut mobilisée que du rôle octroyé aux différents acteurs en présence. En ce qui concerne l’Uruguay, le processus ayant conduit à la légalisation du cannabis fut essentiellement mené par l’État (top-down), s’inspirant davantage d’un souci pour la santé de la population et la sécurité publique. Pour ce qui est du Colorado, la réforme a été insufflée par la société civile (bottom-up), et s’inscrit principalement dans une logique libérale. La logique marchande y est donc prépondérante, alors qu’une place importance est accordée à l’entreprise privée et à la fiscalité. Cette comparaison est particulièrement féconde, puisqu’elle permet de mettre en évidence la diversité des avenues que peuvent emprunter les États, et ainsi de mieux cerner les enjeux inhérents à la mise en place d’un régime de légalisation du cannabis.
En ce qui concerne les enjeux relatifs au contexte national, Marie-Philippe Lemoine propose un article dans lequel elle explore le discours des groupes qui militent pour la légalisation du cannabis au Canada. En endossant une perspective résolument constructiviste, l’auteure s’intéresse tout particulièrement à la façon dont ces groupes délimitent le problème concernant la régulation du cannabis, de façon à proposer des mesures alternatives à la prohibition. À travers une analyse des textes et des propos tenus par les représentants de ces groupes, l’auteure est en mesure d’identifier les différents cadrages diagnostiques qui sont mobilisés. Ces cadres proposent en fait différentes manières de se représenter le problème et d’organiser les arguments en faveur d’une réforme du régime en place. Elle identifie quatre cadres diagnostiques qui sont utilisés par ces groupes : (1) le diagnostic de l’inefficacité, qui insiste sur l’échec de la prohibition dans l’atteinte de ses objectifs ; (2) le diagnostic critique, qui considère que la prohibition génère elle-même des impacts négatifs ; (3) le diagnostic d’injustice qui stipule que le maintien du régime de prohibition constitue une entrave au respect des droits et libertés et du principe d’égalité ; et finalement (4) le diagnostic politique qui dénonce le fait que le régime actuel confère à certains groupes ou organisations des avantages et des privilèges. Cette analyse des arguments mobilisés par les différents groupes en présence permet dès lors de mieux cerner les tensions qui caractérisent le débat sur une réforme de la politique en matière de cannabis au Canada.
Dans l’article de clôture de ce numéro spécial, Line Beauchesne propose une analyse en profondeur des principaux enjeux soulevés par le projet de légalisation du cannabis au Canada. En s’inspirant des recommandations contenues dans le Rapport du Groupe de travail sur la légalisation du cannabis (Gouvernement du Canada, 2016), l’auteure procède à une analyse exhaustive des principaux défis politiques, sociaux et économiques que devra relever le gouvernement fédéral dans la mise en place de ce régime de légalisation. Elle aborde dans un premier temps les défis liés à l’application d’un nouveau cadre législatif, particulièrement en ce qui concerne la disponibilité de données empiriques sur les impacts de la légalisation, l’investissement de ressources supplémentaires pour assurer l’efficacité du régime, et les contraintes relatives aux conventions internationales. Elle explore ensuite les cinq aspects abordés dans le cadre du rapport, afin de répondre aux principales interrogations qui sont soulevées. Elle explore ainsi, à tour de rôle, les questions relatives (1) à la protection de la santé des consommateurs, (2) au système de production et de transformation du cannabis, (3) au système de distribution et de culture personnelle, (4) au contrôle du cadre réglementaire, et (5) à l’usage de cannabis à des fins thérapeutiques.
L’auteure conclut son analyse en insistant sur le fait que le gouvernement devra s’assurer que la santé publique demeure la priorité dans la mise en place des mesures pour encadrer l’usage de cannabis au pays.