MICHEL PERREAULT, JANINA KOMAROFF, FRANÇOISE CÔTÉ ET PIERRE LAUZON /
L’intervention par les pairs est l’une des plus répandues dans le domaine de la toxicomanie. Un des plus anciens modèles est celui des Alcooliques Anonymes (AA), qui date de 1935. L’implication des pairs, tout particulièrement dans les groupes d’entraide comme les AA et les Narcomanes Anonymes, orienterait davantage l’aide apportée en fonction des objectifs personnels de celui ou de celle qui est aux prises avec un problème de dépendance que dans le cadre du traitement formel, où une plus grande insistance est mise sur les caractéristiques de la pathologie comme telle. Par leur perspective particulière sur les problèmes de consommation et grâce à leur savoir expérientiel, les pairs se distinguent alors des cliniciens, des chercheurs et des autres professionnels du domaine. Ils peuvent enrichir et même orienter les travaux de ces derniers en apportant la vision unique de l’initié sur ce qu’est de faire face à une dépendance et de s’engager dans des démarches de recherche d’aide.
De plus, comme leurs interventions sont appuyées par leur réussite personnelle à surmonter des problèmes de dépendance, cela contribue à susciter l’espoir pour des personnes qui ne voient plus d’issu à leur situation. Cela peut aussi être en soi inspirant pour des personnes qui sont à la recherche de modèles pour s’en sortir. De même, leur statut particulier, leur approche et le fait qu’ils œuvrent souvent à l’extérieur du système de soins médicaux leur permet de rejoindre des clientèles qui ne le seraient pas nécessairement autrement. Nathalie Lagueux est responsable d’un programme québécois de formation pour des personnes aux prises avec des troubles de santé mentale qui désirent devenir des pairs aidants. Environ la moitié des personnes qui ont été formées dans le cadre de ce programme ont été confrontées à un problème de consommation. Elle décrit ainsi la contribution des pairs aidants :
« Dans la littérature, les pairs aidants sont définis comme des acteurs de changement à l’intérieur du système. Ceci peut sembler un peu lourd à porter sur leurs épaules, mais pensons simplement à tout l’effet que leur présence peut apporter à l’encontre des préjugés à l’égard du potentiel de rétablissement des personnes utilisatrices. Les pairs aidants n’ont pas l’intention ni la prétention de remplacer les services offerts. Ils offrent plutôt l’occasion d’enrichir le milieu à partir de leurs expériences […] Plusieurs études concluent à la plus-value des interventions des pairs aidants sur différents aspects. Entre autres, la présence des pairs entraîne des conséquences positives en lien avec le fonctionnement des personnes utilisatrices dans la communauté (qualité de vie, symptômes, consommation d’alcool et de drogues, nombre de crises et de journées d’hospitalisation). » (Lagueux, 2011 ; Repper et Carter, 2010 ; Clarke et coll., 2000 ; Chinman et coll., 2001 ; Forchuk et coll., 2005 ; Min et coll., 2007 ; Lawn et coll., 2008).
On rapporte ainsi plusieurs bénéfices à l’intervention des pairs. Toutefois, ces interventions exigent différentes modalités, et elles sont effectuées dans des contextes distincts et en fonction de problématiques variées. Il importe donc d’évaluer leur implantation et les effets induits pour reconnaître les formules qui sont les plus efficaces.
Ce numéro thématique de Drogues, Santé, Société comporte six articles illustrant comment la contribution de pairs aidants peut s’actualiser dans différents contextes reliés à la toxicomanie. Toutes les expériences rapportées sont soutenues par une démarche évaluative ou encore appuyées sur des recherches sur leur efficacité. Un article théorique se rapporte à différents modes d’intégration de pairs aidants dans les organisations (Komaroff et Perreault). Ces travaux s’inscrivent dans la volonté de définir les conditions favorisant la contribution des pairs aidants et de démontrer les effets induits par leur intervention.
Ainsi, Noël et Gagnon ciblent la question de l’efficacité. Leur article consiste en une recension rigoureuse de publications faisant état d’interventions de pairs utilisateurs de drogues injectables. Cette recension est fondée sur sept études principales. Leur analyse indique des taux élevés de rétention dans les programmes faisant appel aux réseaux sociaux d’utilisateurs de drogues injectables (UDI) des pairs. Dans ces études, ces auteures ont constaté que les pairs ont été efficaces dans la réduction des comportements à risque relatifs à la consommation de substances, et ce, malgré des résultats mitigés concernant les changements de pratiques sexuelles. Par ailleurs, en ce qui a trait à la reconnaissance de leur contribution, Noël et Gagnon ont noté que les pairs aidants avaient été rémunérés, mais non pas sous forme de salaire. Les montants qu’ils ont touchés se sont situés bien en deçà de ceux des intervenants en santé mentale malgré leur rôle pivot entre la communauté et les programmes de prévention. En outre, ces pairs n’auraient pas profité d’un statut ou d’une reconnaissance particulière pour leur travail, leur revenu provenant de leur participation à la recherche plutôt que pour l’intervention qu’ils venaient d’accomplir auprès d’UDI.
Un autre article se rapporte aussi à l’évaluation d’un programme de pairs aidants auprès d’usagers de drogues injectables. Il s’agit d’une initiative originale rapportée par Labbé et Côté. Elle consiste en une recherche-action de mode collaboratif du projet LUNE (Libres, Unies, Nuancées, Ensembles). Ce projet vise à réduire la transmission du VIH/SIDA chez les travailleuses du sexe utilisatrices de drogues injectables. Il réside sur des principes d’autonomisation (empowerment) des pairs. Elles ont donc été mises à contribution pour déterminer le contenu des interventions, pour les rendre utiles et socialement pertinentes tout en s’assurant de moyens pour stabiliser leur propre situation en réduisant leur consommation de substances et le temps consacré au travail du sexe. Ce projet met en évidence la notion de donner aux pairs le plein droit de participer à la société sans attendre une approbation quelconque. On y met en doute l’exigence de s’être rétabli suffisamment pour s’engager dans une activité productive rémunérée. Ce projet a mis en lumière l’efficacité de l’entreprise dirigée par des usagères qui ont produit un bulletin d’information pour les travailleuses du sexe (où on a identifié les clients dangereux) et des trousses d’hygiène. Elles ont aussi contribué à une évaluation de leurs besoins et ont produit du matériel de formation accessible à leurs pairs. Des participantes ont rapporté une amélioration de leur santé mentale, et une des pairs résume ainsi l’impact de sa participation au programme : « Ces projets nous ont redonné de l’estime, de la valorisation, le sentiment d’accomplissement et d’appartenance, de redonner aux autres et de se reconnecter sur nos valeurs. Pour la plupart, ça aussi eu un impact positif sur la consommation, la prostitution, se trouver un logement, le goût de changer de vie et certainement beaucoup plus encore ».
Kairouz et Fortin abordent également la question de l’efficacité des pairs, mais en lien avec la consommation d’alcool, dans le cadre du programme des Alcooliques Anonymes (AA). Ces auteurs ont examiné le bien-être psychologique et la qualité de l’abstinence des Alcooliques Anonymes les plus « anciens », c’est-à-dire ceux qui sont abstinents depuis dix ans ou plus et qui s’impliquent toujours dans le mouvement. Kairouz et Fortin ont découvert que ces « vieux de la vieille » éprouvent un sentiment général de bien-être et que leur participation au mouvement et aux douze étapes du programme exerce un effet positif sur leur qualité de vie. De manière plus spécifique, Kairouz et Fortin rapportent que la socialisation entre les pairs induit un effet bénéfique sur le bonheur et la satisfaction dans la vie. Les trois dernières « étapes de maintien », qui imposent de redonner à la communauté des AA, de contrôler son propre comportement et de parrainer de nouveaux membres, exerceraient un effet positif sur le sens que les pairs accordent à leur vie. Au cours de ces étapes, beaucoup de place est réservée à l’autoréflexion et à l’examen de son influence sur les autres. De plus, il semble que la croyance en un pouvoir supérieur ne serait pas un facteur déterminant en ce qui concerne le bien-être lors des derniers stades du rétablissement, mais que l’implication sociale des membres et leur capacité d’aider les autres jouent des rôles majeurs.
Si la contribution de pairs exerce un impact sur les personnes qu’ils veulent aider de même que sur leur propre situation, il semble que de participer à l’évaluation de leur pratique produit aussi un impact souhaitable tant sur le processus d’évaluation que sur leur propre situation. Deux études touchent à cette thématique.
En premier lieu, Greissler, Rivard et Bellot présentent une évaluation se rapportant au Groupe d’Intervention Alternative pair les Pairs (GIAP), qui est un projet né du partenariat entre plusieurs organismes venant en aide aux jeunes de la rue dans le centre-ville de Montréal. Ce partenariat regroupe un centre de jour, un programme d’échange de seringues, un organisme proposant des interventions mobiles, un service de santé du réseau public développé pour les jeunes de la rue et un organisme de travail de rue. La méthodologie retenue met de l’avant trois principales considérations qui visent à assurer un niveau maximal d’adéquation avec la nature du projet : son utilité, la participation « émancipatoire » et la posture du chercheur. Les démarches évaluatives ont été intimement reliées à l’évolution de l’organisme : tous les acteurs de l’organisation ont été inclus dans les protocoles de recherche évaluative et les chercheurs ont aussi participé à des demandes pour obtenir des fonds opérationnels pour l’organisation. La première évaluation a été utile pour jeter les bases de l’organisation et pour obtenir son financement initial, tandis que la seconde a permis de renforcer sa structure et ses principes.
Une culture d’évaluation continue a été mise en œuvre au GIAP. Les auteurs rappellent que l’évaluation en tant que science représente beaucoup plus que l’étude de l’efficacité. Elle peut également soutenir l’innovation, transformer les conditions courantes de la population étudiée et soutenir le renouvellement des pratiques. Dans le cas du GIAP, l’évaluation a conduit à une compréhension plus articulée du rôle des pairs ainsi qu’à une reconnaissance de la capacité des jeunes de la rue à s’engager dans un processus de rétablissement et de croissance. Elle a également contribué à souligner le caractère innovant des interventions par les pairs et les effets bénéfiques que leur rôle exerce sur eux-mêmes. De manière plus précise, leur capacité à développer des liens solides avec les jeunes de la rue et à faire le lien entre eux et les services formels a été mise en relief. Le fait qu’ils aient pu intervenir tout en demeurant « authentiques » illustre un modèle alternatif intéressant qui semble avoir été implanté avec succès dans le cas présent.
Pour leur part, Pelletier, Dumais, Renaud, Lupien et Rowe se sont penchés sur la contribution que peut apporter la participation des pairs au processus de recherche. Ils ont examiné plus particulièrement les résultats de deux groupes de discussion menés à Montréal et à New Haven, au Connecticut. Des personnes en rétablissement ont été invitées à participer à une recherche sur la citoyenneté et le rétablissement, menée par des pairs assistants de recherche. Les résultats indiquent des bénéfices chez les pairs assistants de recherche eux-mêmes par la reconnaissance de leurs habiletés, par une prise de responsabilité accrue et par une plus grande confiance en eux. ll semble que les pairs assistants de recherche ont présenté de grandes affinités avec les participants, ce qui les auraient amenés à mieux saisir leur situation et, conséquemment, à leur poser des questions pertinentes et à entamer des échanges plus ouverts. Cela aurait engendré une discussion plus approfondie dans le cadre des entrevues de recherche.
Pour leur part, les participants à la recherche ont exprimé leur fierté à contribuer à l’étude et à aider leurs collègues chercheurs. Ils ont aussi indiqué qu’ils profiteraient de bénéfices tangibles tels qu’une reconnaissance accrue et l’accès à de nouvelles connaissances s’ils devenaient à leur tour des pairs assistants de recherche. Les interactions avec ces derniers les ont amenés à passer de la participation « consultative » à la participation « active ». Cette démarche s’inscrit d’ailleurs dans une perspective d’autonomisation et de rétablissement. Pelletier et ses collègues citent d’ailleurs des études pour appuyer le fait que la participation à un projet citoyen peut réduire la consommation de substances chez les participants (i.e. Bellot et coll., 2006 ; Hamilton et coll., 1997 ; Kerr et coll., 2001 ; Rowe et coll., 2007).
Enfin, si on reconnaît la contribution des pairs aidants tant au niveau de l’intervention que de l’évaluation des programmes, la place qu’on leur accorde dans nos organisations n’est pas toujours optimale. À cet effet, Komaroff et Perreault soulignent l’importance de l’autonomisation, en particulier là où il y a un pouvoir de décision. Les pairs aidants, notent-ils, devraient être en mesure d’effectuer leurs tâches avec autant de crédibilité et de reconnaissance que leurs collègues professionnels, ce qui nécessite un soutien adéquat sur les plans de la gestion et des politiques de ressources humaines des organismes où ils interviennent. Il importe de créer des conditions qui leur permettront de mettre à profit l’étendue de leur savoir expérientiel. Pour ce faire, il est pertinent de miser sur la relation unique qui existe entre les pairs. Cette complicité peut faciliter la transformation des pratiques et les aider à se tailler une place dans les structures organisationnelles des services existants. Komaroff et Perreault notent que les Alcooliques Anonymes ont misé sur ces ingrédients en mettant en valeur la crédibilité des pairs qui s’impliquent, et ce, dans une structure où l’on met l’accent sur l’égalité et la participation, favorisant ainsi un sentiment de réciprocité, de légitimité et d’autonomisation. Les auteurs avancent que les groupes d’entraide et les organismes dirigés par des usagers auraient davantage le pouvoir de créer un sentiment de solidarité et de favoriser les actions directes auprès de ceux qui sont en recherche d’aide. Cela aurait pour effet d’engendrer davantage un sentiment de responsabilité et de contrôle de la part de ces derniers.
En ce qui concerne les partenariats entre les pairs et les non-pairs, les auteurs estiment que tous les partenaires d’une organisation impliquant des pairs devraient, idéalement, soutenir sa mission et reconnaître le rôle des pairs. Lorsque ces derniers sont incorporés à titre d’employés dans une entité plus large, il devient alors nécessaire de sensibiliser et d’instruire les autres membres du personnel quant à l’importance de leur travail, d’éviter les chevauchements de tâches et de s’assurer des descriptions de poste claires. Dans ce contexte, il importe aussi de préciser ce qui est attendu par l’organisation qui embauche des pairs. Il est également recommandé que plus d’un pair soit alors mis à contribution pour éviter le recours « symbolique » à leur expertise et, dans le cas où ils sont vraiment investis à la tâche, pour éviter leur surmenage. Enfin, il convient aussi de prévoir que les pairs ayant une expérience préalable de la consommation de substances peuvent aussi avoir besoin d’un soutien pour être aidés à contrer leurs vulnérabilités. Il faut en plus se rappeler qu’ils sont investis au sein même d’un milieu où ils sont en contact avec l’utilisation de substances. Il s’agit d’un défi pour eux, mais aussi pour les organisations qui s’engagent à les intégrer avec des professionnels si elles veulent profiter pleinement de leur contribution !
Références
Lagueux, N. (2011). L’intervention par les pairs, un tandem d’espoir vers le rétablissement. Revue thématique du CREAI PACA et Corse. Marseille.
Repper, J. et Tim Carter (2010). Using personal experience to support others with similar difficulties. A review of the literature on peer support in mental health services. The University of Nottingham. Together for mental wellbeing. Royaume-Uni. Traduit et adapté de l’anglais par Daniel Gélinas, M.Sc.(2011).
Clarke, Gregory; Herinckx, Heidi; Kinney, Robert; Paulson, Robert; Cutler, David; Lewis, Karen; Oxman, Evie. Psychiatric Hospitalizations, Arrests, Emergency Room Visits, and Homelessness of Clients with Serious and Persistent Mental Illness: Findings from a Randomized Trial of Two ACT Programs vs. Usual Care. Mental Health Services Research, September, 2000, Vol. 2, Issue 3, p. 155-164.
Chinman, Matthew; Weingarten, Richard; Stayner, David; Davidson, Larry. Chronicity Reconsidered: Improving Person-Environment Fit Through a Consumer-Run Service. Community Mental Health Journal, 2001, Volume 37, Issue 3, p. 215-229.
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Min, So-Young; Whitecraft, Jeanie; Rothbard, Aileen B.; Salzer, Mark S. Peer Support for Persons with Co-Occurring Disorders and Community Tenure: A Survival Analysis. Psychiatric Rehabilitation Journal, Vol. 30(3), 2007, 207-213.
Lawn, Sharon; Smith, Ann; Hunter, Kelly. Mental health peer support for hospital avoidance and early discharge: An Australian example of consumer driven and operated service, Journal of Mental Health, 17(5), 2008, p. 498-508.
Bellot, C., Rivard, J., Mercier, C., Fortier, J., Noël, V. & Cimon, M.N. (2006). Le projet d’intervention par les pairs auprès des jeunes de la rue du centre-ville de Montréal : une contribution majeure à la prévention. Repéré à http://www.pairs-aidants.org/doc/docpairs/rapport-giap.pdf.
Hamilton, S., Dale-Perera, A., Efthimiou-Mordaunt, A. & Fry, F. (1997). Getting Drug Users Involved: Good Practice in Local Treatment and Planning, Standing Conference on Drug Abuse, Londres.
Kerr, T., Douglas, D., Peeace, W., Pierre, A. & Wood, E. (2001). Répondre à l’urgence par l’éducation, l’action sociale et les services communautaires : Portrait d’un organisme dirigé par des utilisateurs de drogue – Étude de cas du VANDU (Réseau des utilisateurs de drogue de la région de Vancouver). Repéré à http://www.phacaspc.gc.ca/hepc/pubs/vandu/pdf/etudeVandu.pdf.
Rowe, M., Bellamy, C., Baranoski, M., Wieland, M., O’Connell, M. J., Benedict, P., Davidson, L., Buchanan, J., Sells, D. (2007). A peer-support, group intervention to reduce substance use and criminality among persons with severe mental illness. Psychiatric Services, 58 (7), 955-961.
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