
Voyages, drogues et tourisme : entre savoir et escroquerie
Projet de numéro thématique
Sous la direction de Marc Perreault, Ph.D. anthropologie
Drogue et voyage partagent une longue histoire commune. Non seulement la découverte moderne des substances exotiques que nous rangeons dans la catégorie drogue est inséparable des routes de la colonisation et de la conquête occidentale du monde, mais nous comparons volontiers l’expérience des drogues à un voyage.
À la fois une expérience et une métaphore, le voyage des drogues se déroule dans de multiples dimensions autant terrestres qu’imaginaires, autant réelles qu’artificielles, autant bénéfiques que maléfiques. En repassant sur quelques-uns des embranchements par lesquels l’usage des drogues s’est introduit dans la société de consommation, notre objectif est de montrer combien les routes de la drogue sont distinctes même si elles se ressemblent, tandis que la destination demeure toujours incertaine.
Tantôt accessoires, tantôt indispensables, tantôt nuisibles, les « drogues » – sans égard à leurs représentations positives ou négatives – deviennent pour nous un prétexte à l’exploration des formes de voyage et de tourisme. Tout en multipliant les perspectives, le numéro souhaite accorder une place centrale au « voyage chamanique » et à ses différentes déclinaisons à la fois dans l’essor d’un tourisme éco-spirituel de « guérison » et dans les interprétations des usages des drogues psychédéliques. Pour alimenter la réflexion, nous nous pencherons sur l’influence que jouent, entre autres, les « auteurs-guides », les artistes (en tout genre) et les promoteurs touristiques dans le tracé des routes et des sorties de la drogue.
Trois questions animent en arrière-plan la confection du numéro : Comment les drogues voyagent-elles ? Pourquoi font-elles voyager ? Et quelles sont les conditions au « bon voyage » ?
Dans un souci d’ouvrir le débat et de ne pas prioriser une approche plus qu’une autre sur les enjeux reliant « voyage, drogue et tourisme », nous accepterons dans ce numéro thématique de la revue Drogues, santé et société les projets d’article développant autant l’angle de l’illégalité que celui des bienfaits, autant l’angle des répercussions bénéfiques que celui des méfaits sur les personnes et les communautés.
Le numéro se veut un voyage dans le vaste pays des drogues et de ses phénomènes associés où sont susceptibles en chemin de se croiser tant l’aventurier et le trafiquant, une jeunesse en quête d’identité et de sensation forte, le guide spirituel nouvel âge et l’organisateur de voyage spécialisé, que le touriste récréatif des « longs week-end ». Pour nous orienter parmi les différents paysages culturels, nous faisons appel au regard de l’historien et du criminologue, à l’expérience de terrain de l’ethnologue ainsi qu’à l’esprit critique du littéraire. Sont également le bienvenu, l’intervenant de milieu et de la santé publique, les développeurs en tourisme et les voyageurs-chercheurs-thérapeutes concernés par l’usage des psychotropes et par les techniques psychocorporelles de la sortie des dépendances.
Sans se limiter à ces sujets, voici quatre créneaux de recherche et de réflexion que nous aimerions aborder dans le numéro :
- De la découverte au trafic : le commerce lucratif des drogues d’hier à aujourd’hui.
- Imaginaire des drogues et voyage initiatique.
- Tourisme festif et éco-spirituel : attrait des psychotropes et dérives d’une industrie en plein essor.
- Aventure voyage et défi de surpassement : une porte de sortie des dépendances ?
Les figures de l’addiction : une approche socio-historique
Numéro thématique
Sous la direction de Johanne Collin, Ph.D.
Professeure titulaire à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal
Les études portant sur l’histoire de l’addiction aux substances se sont traditionnellement focalisées sur les politiques concernant les drogues, les enjeux qu’elles soulèvent et qu’elles ont soulevé, d’une société à une autre et d’une époque à une autre. Toutefois, dans les sociétés occidentales contemporaines, le paysage de l’addiction aux substances s’est complexifié au cours des dernières décennies. D’une part, la surprescription de médicaments psychotropes depuis les années 1960 a contribué à faire émerger de nouvelles figures de l’addiction, élargissant le regard, de l’usage des drogues de rues, à celui des médicaments psychotropes. D’autre part, le recours à des médicaments psychostimulants et autres substances en vue d’améliorer les performances au travail et dans les études est de plus en plus prégnant. Dans ce numéro thématique, nous proposons d’aborder le phénomène de l’addiction aux substances dans une perspective sociologique, anthropologique et historique en l’abordant sous trois angles.
Le premier vise à baliser le contexte historique de l’accès aux substances psychotropes (drogues et médicaments) à travers l’exploration de thématiques telles que l’histoire des mouvements sociaux (ex. Mouvement de tempérance, prohibition, etc.); l’évolution des lois et règlements concernant la prescription et l’accès aux médicaments psychotropes (psychostimulants, anxiolytiques, psychédéliques, etc.) et la perspective historique sur les frontières changeantes entre substances contrôlées et non contrôlées.
Le deuxième angle proposé est celui des « autres » figures de l’addiction : des « usagers des drogues de rues » aux « femmes de banlieues cossues ». La question qu’il vise à explorer est la suivante : comment la culture et les dynamiques sociales façonnent-elles les limites d’une acceptabilité sociale face aux dépendances d’une société à une autre et d’une époque à une autre? Lorsque la dépendance aux substances origine de la prescription de médicaments pour gérer la douleur et la maladie, est-elle mieux acceptée que lorsqu’elle est issue d’un usage d’abord récréatif? Deux exemples provenant de recherches historiques et anthropologiques constituent des illustrations fécondes face à ce questionnement. Le premier est celui des femmes de banlieues américaines cossues devenues dépendantes aux anxiolytiques dans les années 1970. Le deuxième, plus contemporain, porte également sur les femmes des banlieues américaines, à la fois mères de famille et usagères régulières de méthamphétamines. Existe-t-il d’autres exemples de figures « atypiques » de l’addiction ? Les articles susceptibles de contribuer de manière empirique ou théorique à cette question sont les bienvenus.
Finalement, le troisième angle d’approche proposé concerne les « usagers fonctionnels » et vise en particulier les consommateurs de smart drugs, c’est-à-dire de médicaments et autres substances leur permettant répondre, voire, de dépasser les exigences de performance de leur milieu de travail ou d’étude. Cet angle vise à explorer différents milieux ou métiers autour des questions de socialisation et de normes et à déconstruire à partir d’exemples concrets, documentés et fouillés, les concepts de performance et d’identité. Les smart drugs ont certes donné lieu à une littérature foisonnante depuis une quinzaine d’années, notamment en bioéthique, mais il existe relativement peu d’études sociologiques, anthropologiques ou historiques, susceptibles de dépasser les interprétations normatives les plus courantes (dopage, tricherie), pour rendre compte, de manière empirique et théorique, des usages sociaux répandus et banalisés de médicaments et autres substances à des fins de performance.
En définitive, à travers ces trois angles d’approche, ce numéro thématique a pour ambition de revisiter le concept d’addiction en posant, en filigrane les questions suivantes :
- Quel rôle joue le type de substance consommée au niveau de l’acceptabilité sociale, selon qu’il provient de sources légales ou « légitimes » (médecins, industrie pharmaceutique) ou non ?
- Quel rôle joue l’origine de l’addiction (blessure/maladie ou usage récréatif) sur le jugement social/moral qui pèse sur elle?
- La définition de ce qu’est la dépendance aux substances est-elle indissociable de la capacité ou non à fonctionner en société ?
- Qu’en est-il de la temporalité dans la trajectoire de consommation : un usager est-il forcément un toxicomane en devenir ?
Usages « non problématiques »
Sous la direction de Zoë Dubus, Sarah Perrin, Florent Schmitt et Jean-Sébastien Fallu
Une littérature scientifique croissante indique, depuis les années 1980, qu’une majorité des personnes usagères de stupéfiants consomment de manière occasionnelle et contrôlée, sans que cela n’affecte en général leur santé ou leurs relations sociales, comme le montrent notamment des rapports récents de l’Observatoire européen des drogues et de l’Office des Nations Unie. Cette réalité est cependant largement absente des discours médiatiques, artistiques, politiques et médicaux, qui privilégient une vision réductrice associant systématiquement consommation de stupéfiants et dépendance, déchéance, marginalité. Ces stéréotypes exacerbent la perception d’une dégradation inévitable, déconnectée des enjeux sociaux et ignorant la capacité d’agir des individus. Ils alimentent une vision particulièrement stigmatisante pour les groupes marginalisés, notamment les femmes, les personnes racisées ou les populations précaires.
La diabolisation des stupéfiants permet ainsi de masquer les causes sociales et politiques profondes en grande partie responsables de leurs méfaits. Par exemple, la «crise des opioïdes» aux États-Unis est souvent réduite à la question de la substance elle-même, sans aborder les enjeux liés à la pauvreté, au racisme ou à l’accès inégal aux soins. Le manque de formation des professionnel·le·s de santé au sujet des psychotropes en général, et à la Réduction des Risques et des Dommages (RdRD)/réduction des méfaits (RdM) en particulier, contribue quant à lui à entretenir de mauvaises interventions et prises en charge. Associée à des politiques répressives, ce manque de connaissance éloigne souvent les personnes du système de soins. Une enquête en Belgique a ainsi révélé que de nombreux·ses étudiant·e·s en médecine soutiennent des mesures punitives contre les femmes enceintes consommant des stupéfiants, impliquant un retard d’accès à des traitements de substitution.
L’objectif de ce numéro est donc de proposer une réflexion critique face à la vision réductrice diffusée dans certains médias et par des acteur·rices politiques au sujet de la consommation de substances illégales, qui assimile systématiquement usage et dépendance, l’usage étant dans tous les cas abordé sous un angle négatif. Contrairement à d’autres substances comme l’alcool ou le café, pour lesquelles un usage « non problématique » est largement reconnu, la consommation de stupéfiants est associée à la perte de contrôle, l’isolement, la violence, la maladie. Or, comme le souligne la littérature scientifique, elle aussi peut tout à fait être sans conséquence négative, et est généralement une source de plaisir comme de sociabilité. Cette notion d’usage « non problématique » a récemment été définie par Rappo et Stock comme « une consommation ne détériorant pas l’équilibre bio-psycho-social de la personne » (2020). Il ne s’agit pas ici de nier les risques liés à la consommation de stupéfiants, mais de souligner qu’une large majorité des usager·e·s consomme ces substances de manière contrôlée, occasionnelle, sans qu’elles n’affectent leur vie sociale, professionnelle ou familiale. Nous insisterons toutefois sur le fait que ces pratiques étant illégales et fortement stigmatisées, elles engendrent pour leurs consommateurs·rices un ensemble de problèmes, liés non pas nécessairement aux propriétés des produits mais au contexte de prohibition qui les entoure.
En réunissant dans ce numéro des données scientifiques, des perspectives sociologiques, anthropologiques et historiques, mais également des témoignages d’usager·e·s, nous cherchons à démontrer que ces usages souvent invisibilisés méritent d’être mieux compris et étudiés. Nous sommes dès lors à la recherche d’articles analysant les consommations festives, expérientielles, d’automédication ou de stimulation intellectuelle, et qui abordent la question du plaisir tout comme les stratégies de gestion mises en place par les consommateur·rices. En se concentrant sur les usages « non problématiques », nous souhaitons ouvrir la voie à une approche plus nuancée et plus juste des pratiques de consommation de stupéfiants, en reconnaissant la diversité des parcours des usager·e·s et en soutenant une gestion de la consommation fondée sur la RdRD/RdM ainsi que sur l’accompagnement. L’objectif est de comprendre les contextes sociaux, culturels et individuels dans lesquels ces usages se situent, et de mettre en évidence les ressources personnelles, matérielles, sociales et symboliques qui permettent à ces pratiques d’avoir le moins de répercussions possibles.
Perspectives et enjeux contemporains pour les membres de l’entourage face à l’usage d’alcool, de drogues, de jeux de hasard et d’argent ou d’écrans chez leur proche
Sous la direction de Mélissa Côté et Francine Ferland
Ce numéro thématique de Drogues, santé et société traitera des membres de l’entourage des personnes qui se préoccupe ou vive des conséquences en raison de l’usage d’alcool, de drogues, de jeux de hasard et d’argent ou des écrans d’un proche, et ce, peu importe le niveau de sévérité de cet usage. Ainsi, tant les partenaires amoureux, les parents, la fratrie, la famille élargie que les amis ou les collègues de travail sont considérés comme des membres de l’entourage. Récemment, avec l’entrée en vigueur de la loi sur la proche aidance, les ME peuvent aussi être considérés comme des personnes proches aidantes, or cela ne fait pas encore consensus dans la littérature empirique (Côté et al., 2024).
Encore à ce jour, il demeure difficile d’estimer avec précision le nombre de ME touchés par l’usage d’un proche. Toutefois, des études populationnelles estiment que 12 % à 26 % de la population seraient considérés comme des ME (Casswell et al., 2011; Laslett et al., 2010, 2023 ; Melberg et al., 2011 ; Stanesby et al., 2018). Orford et al. (2013) estiment qu’en moyenne au moins un adulte est affecté par l’usage d’un de ses proches. Mis à l’échelle mondiale, ceci représente minimalement 100 millions de ME (Orford et al., 2013) uniquement pour la consommation. Bien que ce chiffre semble important, il s’avère très conservateur comme estimation, car il ne tient pas compte des mineurs qui sont aussi touchés de près par l’usage d’un proche (souvent leur parent) (Park et Schepp, 2015). Des estimations un peu plus précises sont disponibles pour les JHA. En effet, les études indiquent que trois personnes de l’entourage d’un joueur qui présente des habitudes de JHA à risque seront confrontées aux effets délétères (Goodwin et al., 2017). Ce nombre augmente à six personnes pour celles et ceux qui présentent des habitudes de JHA dites problématiques (Goodwin et al., 2017) et à huit personnes lorsque les joueurs sont en traitement (Ferland et al., 2016).
Soulignons également que les ME qui s’identifient au genre féminin ainsi que ceux qui cohabitent (Laslett et al., 2023 ; Stanesby et al., 2018) et partagent des responsabilités financières avec le proche (Ferland et al., 2023) sont plus susceptibles de vivre des méfaits. Malgré ceci, tous les ME peuvent vivre des méfaits en raison de l’usage d’un proche. De fait, la littérature brosse un portrait exhaustif de l’ensemble des méfaits que peuvent vivre les ME (Ferland et al., 2021 ; Langham et al., 2016), méfaits qui se poursuivent parfois même lorsque le proche est en période de rétablissement (Hellum et al., 2022 ; Langham et al., 2016). Outre les méfaits possibles sur l’ensemble de leurs sphères de vie : financière ; relationnelle ; émotionnelle et psychologique ; santé physique ; académique et professionnelle et judiciaire (Di Sarno et al., 2021 ; Laslett et al., 2011), les ME sont également confrontés à une source considérable de stress au quotidien et à un déséquilibre dans leur fonctionnement conjugal et familial (Orford et al., 2010, 2013) ce qui peut les mener à un plus faible niveau de qualité de vie générale (Birkeland et al., 2018 ; Timko et al., 2019) en plus de vivre de la stigmatisation et de la discrimination de la part de leur famille et ami·e·s (Jones et al., 2024), voire des personnes professionnelles de la santé et des services sociaux (Walter et al., 2017). Dans certaines situations les comportements imprévisibles d’agressions et de violence que le proche peut avoir à l’égard de son entourage peuvent créer un climat de vie marqué par l’insécurité (Chermack et al., 2008 ; Di Sarno et al., 2021 ; Hellum et al., 2022 ; Weimand et al., 2020). Face à l’ampleur des méfaits et du déséquilibre engendré dans leur quotidien par l’usage de leur proche, il n’est pas étonnant que les ME cherchent de l’aide professionnel afin d’être soutenu pour faire face à cet usage, mais aussi en vue de prendre soin d’eux-mêmes, de leur couple et de leur famille (Rodda et al., 2019). Ce sont d’ailleurs ces objectifs qui sont poursuivis par une grande majorité d’interventions probantes destinées à cette clientèle (Kourgiantakis et al., 2021).
Jadis reconnus comme impuissants face à l’usage du proche et généralement non intégrés dans les traitements en dépendance, les percées en recherche démontrent actuellement que les ME devraient être considérés comme des agents potentiels de changement dans la vie de leur proche (Gomes et Pascual-Leone, 2009 ; Ingle et al., 2008). Effectivement, les ME peuvent jouer un rôle primordial dans toutes les phases du processus de changement du proche, soit dans le comportement initial de recherche d’aide (Clarke et al., 2007 ; von Doussa et al., 2017), directement au sein du traitement (Grant et al., 2004 ; Hodgins et al., 2007; Ingle et al., 2008; Jiménez-Murcia et al., 2017) et ultérieurement dans son rétablissement (Anderson et al., 2009 ; Gomes et Pascual-Leone, 2009 ; Oei et Gordon, 2008; Reith et Dobbie, 2013).
Cet appel à propositions touche donc spécifiquement les ME qui sont préoccupés par l’usage d’alcool, de drogues, de JHA ou des écrans de leur proche, et ce, peu importe le niveau de sévérité d’usage. Il vise à mieux comprendre l’expérience des ME dans des contextes d’usage dont nous avons encore moins de connaissance (p.ex., les écrans), l’émergence de nouvelles réalités (p.ex., la proche aidance en contexte d’usage), l’amélioration de l’accessibilité et de la qualité des services offerts aux ME, les groupes de soutien de type « par et pour », l’inclusion des ME dans l’intervention du proche ou dans des projets de recherche considérant leur savoir expérientiel, la stigmatisation vécue par les ME et ses impacts, les politiques dédiées aux ME ou toute autre thématique s’inscrivant au cœur de l’expérience ou de l’intervention auprès des ME. Ce numéro thématique s’inscrit dans la foulée de la tenue d’un congrès international (bilingue) portant spécifiquement sur la recherche, les pratiques et les politiques destinées aux ME. Le congrès est organisé en étroite collaboration avec le réseau international Addiction and the Family International Network (AFINet) qui regroupe près de 900 membres parmi les plus influents dans le domaine au sein de leur région du monde (55 pays) et se tiendra du 21 au 23 mai 2025 à l’Université Laval. Ainsi, outre des articles scientifiques, ce numéro spécial inclura également un supplément présentant les actes de colloque de ce congrès.